44 Les loisirs encouragent la vie privée et la recherche de « plaisirs futiles ». Ils offrent de nombreuses occasions d'activités sociales hors de la surveillance exercée par le régime. Les satisfactions sensuelles peuvent devenir la préoccupation dominante, rendant ainsi l'homme imperméable à la discipline politique. Pour le. Parti, chacun doit être imprégné de conscience politique : « ne pas professer l'opinion politique correcte, c'est ne pas avoir d'âme» 20 • Un flot d'articles récents s'en prend « aux fainéants, aux oisifs et aux parasites ». Citons-en un exemple, pris au hasard : Nous dirigeons le travail politique. culturel et éducatif surtout dans les usines et les bureaux, c'est-à-dire sur les lieux de travail. Mais l'homme ne travaille pas 24 heures par jour. Il passe la plupart du temps chez lui, où il se repose, étudie et se divertit. Pouvons-nous rester indifférents à la façon dont il oriente son mode de vie ? (Pravda, 6 septembre 1960). Remèdes proposés : 1. Intensification de la vigilance exercée par les «organisations publiques » comme les «associations locales contre le parasitisme» et les brigades de citoyens chargées, sous la conduite discrète du Parti, de dénicher les oisifs et de les mettre en garde contre les amusements frivoles, l'ivrognerie et l'excentricité vestimentaire 21 ; 2. Multiplication des locaux destinés à la distraction et à la récréation tels que clubs et cafés où les citoyens s'ébattraient sous un œil vigilant 22 ; 3. Constitution d'un mode de vie communiste spécifique qui pourvoirait aux besoins esthétiques. Les grands événements de la vie individuelle (naissance, mariage, funérailles, etc.) devraient être imprégnés de la symbolique collective. Bref, le domaine privé est à transformer en domaine public dominé et surveillé par le Parti. AINSI SEDESSINENleTs contours de la société idéale. Mais tout ce que nous savons de l'homme semble incompatible avec sa réalisation. La technologie moderne elle-même n'a pas encore doté le 20. Mao Tsé-toung : « Let 100 Flowers bloom », in New Leader, New York, 9 septembre 1957, p. 41. 21. Cf. à ce sujet « Troud, svobodnoié vremia i vsiéstoronnoié razvitié litchnosti », in Polititcheskmé samoobrazovanié, n° 5, 1960. 22. Cf. K. Panteleïéva : « Razvivat i sovierchenstvovat kommounistitcheskié formy byta », in Molodoi Kommounist, n° 9, 1959. BibliotecaGino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE dictateur du pouvoir de modeler la société comme de l'argile et les moyens dont disposent les apparatchiki sont dérisoires, devant l'énormité de la tâche. Ils hésitent à employer l'arme de la terreur, aux effets imprévisibles et qui tend à se retourner contre qui la brandit : «L'homme, a dit Khrouchtchev (Pravda, 4 juillet 1960), ne doit pas être poussé au paradis à coups de crosse. » Et l'idéologie du marxisme-léninisme devient chaque jour plus dénuée de sens. Au lieu d'insuffler l'enthousiasme, elle dispense la somnolence. Les communistes aspirent à «passer d'un bond » de la «nécessité» de transiger avec la stikhiinost au royaume de la «délivrance » absolue de cette même spontanéité; ils visent à canaliser le cours capricieux des transformations sociales dans les étroites limites de leur dogme. Mais peut-on faire obéir de façon absolue la marche complexe de l'histoire aux commandements d'un appareil politique ? Toute action historique est marquée du sceau de l'imprévisible. Chaque acte, ou presque, est à l'origine de conséquences involontaires. «L'homme fait sa propre histoire, mais il ne sait pas laquelle.» Le Parti fera-t-il exception à cette règle qui a jusqu'à présent gouverné la destinée humaine? Peut-être, au tréfonds de leur cœur, les dirigeants communistes préfèrent-ils la poursuite du but au but lui-même. La tension et la lutte sont l'essence de leur entreprise, elles donnent son sens à leur existence. La conquête finale aboutirait à un intolérable ennui. Le manteau du roi-philosophe dictant ses lois à un peuple réduit à l'obéissance aveugle siérait mal à l'apparatchik formé selon l'éthique du combat perpétuel. A la question : «Quelle est votre conception du bonheur ? », celui-ci répondrait sans doute, comme Marx : «Lutter.» Il ferait ainsi écho aux paroles de Mussolini : « Nous avons créé un mythe; le mythe est une foi, une passion ; il n'est pas nécessaire qu'il devienne réalité. C'est une réalité par le fait que c'est un but, un espoir... » La dictature bolchévique peut encore durer longtemps, toujours en quête d'un but inaccessible : la victoire sur la spontanéité : « Le mouvement est tout, le but final n'est rien. » ERICH GOLDHAGEN. , ( Traduit de l'anglais) •
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