Le Contrat Social - anno V - n. 1 - gennaio 1961

B. GOLDHAGEN dirigeantes pour devenir universelle ». Lorsqu'il décrit la façon de surmonter les derniers obstacles avant cet âge d'or, L. Soboliev abandonne la langue du rêveur utopiste pour la métaphore guerrière de l'officier de cavalerie, sa vocation première : Nous nous trouvons aux avant-postes du communisme. J'emploie ce terme militaire à dessein car, au cours de la marche en avant de notre société, nous avons encore à débarrasser le terrain de mines posées depuis des milliers d'années - survivances du capitalisme dans la conscience du peuple (Pravda, II mai 1960). L'opium des dirigeants LA SÉCULAIReEschatologie du marxisme est l'un des piliers idéologiques et psychologiques de la société soviétique. De même que le pouvoir de l'Église et la cohésion de l'ordre médiéval reposaient sur la croyance en l'au-delà, l'avenir terrestre idéal est un des fondements spirituels du monde communiste. Le paradis céleste et la crainte religieuse qu'il inspirait étaient une réalité .psychique vivante pour l'homme médiéval et servaient à l'Église de chaînes où amarrer son esprit. Le pouvoir temporel était solidement enraciné dans le domaine spirituel, investissant l'autorité ecclésiastique d'un droit à l'obéissance auquel très peu de souverains temporels ont pu prétendre. Tout pouvoir politique cherche à se légitimer, à s'appuyer non seulement sur la force pure, ~ais sur le libre consentement des sujets. Cependant le droit bolchévique à l'obéissance ne pouvait s'appuyer que sur un très petit nombre d'avantages tangibles. Il a beaucoup exigé de dur labeur, de souffrances et d'angoisse, mais il a peu donné en retour, hormis l'assurance que des privations du présent sortirait une abondante récolte dans un avenir indéterminé. Les rêves utopiques ont toujours été l'unique récompense que le régime ait pu octroyer à profusion. Il est impossible de déterminer l'efficacité de l'utopie en tant qu'opium du peuple. Il est douteux que le paysannat, par exemple, y ait été sensible, surtout pendant la collectivisation. La terreur semble avoir été un instrument plus efficace pour assurer la soumission au Parti que la promesse de lendemains glorieux. Mais si l'eschatologie de Marx n'a servi qu'imparfaitement d'opium au peuple, elle a été l'opium que la classe dirigeante s'administrait à elle-même. On ne saurait exagérer l'élan que les bolchéviks ont puisé dans leur vision utopique. Chaque fois qu'un bolchévik était assailli de doutes sur la contradiction entre la théorie et la P.ratique, la finalité humaine et l'action inhumaine, il évoquait l'avenir radieux; rationalisant ainsi le présent, apaisant sa conscience, il pouvait alors trouver sa vocation sans être ébranlé par les Biblioteca Gino Bianco 39 scrupules. Peut-être le pouvoir de l'utopie fut-il encore plus éclatant chez ces victimes innocentes de la terreur stalinienne qui, en prison et dans les camps de concentration, trouvaient pourtant réconfort et justification dans la croyance que leur sort faisait partie du lourd tribut que l'humanité doit payer pour franchir les portes de l'avenir. Le poète polonais Czeslaw Milosz a brillamment analysé la théodicée communiste. Un jour qu'il exprimait son inquiétude devant les déportations en masse des Baltes, un ami communiste, mieux immunisé par la foi, lui en fit reproche : La période présente est sombre ; mais, considérée sous l'angle de l'année 2950, elle paraîtra aussi courte que le sont pour nous, aujourd'hui, les années sanglantes de la Révolution française ; et le nombre de ses victimes (deux ou trois cents millions peut-être) ne suscitera pas plus d'émotion que celui des aristocrates français 4 • Le bolchévik est l'une des incarnations les plus achevées de l'homme faustien. Il est sans cesse engagé dans la voie de l'histoire, en quête du but, surmontant les obstacles et jouant ses ennemis. S'arrêter, satisfait de ses conquêtes, signifierait pour lui que sa mission est remplie, son rôle joué, ses droits au pouvoir absolu expirés. Le communisme totalitaire ne peut se passer d'ennemis ni d'utopie 5 • Sur le front intérieur DURANTles trois dernières années, la notion de passage au communisme a occupé une place de choix dans la propagande du Parti. Depuis les « jours héroïques » de la révolution, la forme de la société future n'avait pas suscité un intérêt aussi intense. Une session spéciale de la section des sciences sociales de l'Académie des sciences lui fut consacrée en juin 1958. C'était l'un des sujets essentiels traités par Khrouchtchev dans son discours au XXIe Congrès et l'unique question à l'ordre du jour d'un colloque réunissant à Prague, en avril 1960, des économistes des divers pays communistes. En 1959 et 1960 cent ouvrages environ et d'innombrables articles furent publiés en URSS sur ce thème 6 • De toute évidence, la dernière étape de l'évolution sociale est au cœur des préoccupations des théoriciens aussi bien que des préposés à la propagande. 4. La Pensée captive, Paris 1953, p. 315. 5. Le régime totalitaire doit constamment afficher un optimisme sans bornes. Car le pessimisme ressemble comme un frère au scepticisme, et le scepticisme est l'ennemi de toute foi absolue. C'est « l'une des formes de la lutte contre la science et le matérialisme dialectique », Grande Encyclopédie Soviétique, vol. 39. 6. Cf. A. Loginov : « Tchitaia knigou o kommounismié » Kommounist, n° 12, 1960, pp. 1rr-18. Ouvrages à consulter ~ D.I. Chesnokov : Ot gosoudarstviennosti k obchtchestviennomou samooupravliéniou, Moscou 1960; S. G. Stroumiline • · Rabotchidien i kommounizm, Moscou 1959. •

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