Le Contrat Social - anno V - n. 1 - gennaio 1961

30 une idée approximative des visions démonia9ues et des arguments par lesquels des millions d'hommes furent amenés à reprendre e~ chœur le refrain : « Tuez ces chiens enragés » par lequel se terminait invariablement le réquisitoire des procureurs. Face à ces véritables danses du scalp dont les défenseurs du «rationalisme moderne » et les pourfendeurs de l' «obscurantisme bourgeois » nous offrirent le spectacle un quart de siècle durant, les membres du concile de Braga qui, en 563, anathématisa quiconque enseigne que le diable peut provoquer le tonnerre, les éclairs, la tempête et la sécheresse, et avec eux l'auteur du decretum Gratiani qui dénie toute réalité aux imaginations des sorcières, et Agobard, le saint archevêque de Lyon qui écrivit un livre entier Contre la sotte opinion du vulgaire sur la grêle et les tonnerres, devraient figurer aux côtés de Voltaire et de Marx parmi les héros du rationalisme militant. On ne saurait insister assez sur les multiples aspects que prit de nos jours la brusque intrusion de la démonologie dans le domaine jusqu'alors «humain, trop humain» de la politique. On a beaucoup discuté sur la nature de ces aveux qui furent, comme on sait, la principale pièce à conviction dans les procès de Moscou et d'ailleurs, et on a avancé toutes sortes d'hypothèses en ce qui concerne la manière dont ils furent extorqués et la signification qu'ils ont revêtue aux yeux des accusés eux-mêmes. Pourquoi ne pas y voir une sorte d' «autocritique » indirecte, «magique », du régime lui-même - une vengeance· de l'histoire sur l'idéologie qui l'a si obstinément niée ? Une autocritique magique ÉCOUTONS la confession d'un démon exorcisé sur les reliques des saints Marcellin et Pierre : Je suis satellite et disciple de Satan. Longtemps je fus le portier de l'enfer ; mais il y a plusieurs années qu'avec onze de mes compagnons je dévaste le royaume des Francs. Comme cela nous avait été ordonné, c'est nous qui avons détruit le blé, le vin et tous les autres fruits qui naissent de la terre pour l'usage de l'homme 19 • Qui n'y reconnaît la confession d'un « monstre trotskiste» ou d'un « judéo-titiste » ? Tout y est : -l'obscure origine (les portes de l'enfer, les basfonds de la réaction), la brusque promotion au rang ~e s:ibote~ qualifié, l'abjecte soumission a~ directives d un centre satanique, trotskiste t1t1steou autre, et même les intentions moralisa~ trices. Interrogé sur les causes ultimes des dévastations dont il avait été l'instrument, le démon saboteur passait subitement du plan de l'écono~~ po~tiq~e à celu_ide_la morale : « Propter malitiam, inquit, populi hui-us, et multimodas iniquitates eorum qui super eum constituti sunt. » Et, 19. Cit~ par Pareto : op. cit., § 201. Biblioteca Gino Bianco---- LE CONTRAT SOCIAL comme pour préciser sa pensée, il ajoutait une allusion au suJet des dîmes : « Rari sunt qui fideliter ac devote decimas dent.» De même, les saboteurs repentis finissaient toujours par appeler les fidèles à «serrer les rangs » autour de la « direction prolétarienne » et à redoubler de vigilance. La décision « spontanée » des masses d'exécuter et de dépasser « dans l'enthousiasme » les normes de production, cette dîme des régimes totalitaires, ne se faisait pas attendre longtemps. Mais les prêtres mérovingiens n'ont jamais prétendu fonder leur pouvoir sur le culte du « développement des forces productives»; aussi n'étaient-ils nullement gênés de reconnaître l'existence objective des ravages qu'ils attribuaient aux démons. Il n'en va pas ainsi pour les idéologues du « développement harmonieux de la production socialiste ». Ils parlent bien le langage « objectif» des statistiques industrielles, où les progrès vertigineux de la production sont censés représenter des sauts gigantesques dans la «marche des peuples vers la terre promise du socialisme». Mais en même temps ils adoptent périodiquement le langage de leurs pires détracteurs et offrent au monde le spectacle d'une « terre promise » en proie à un invraisemblable gâchis. C'est la sub-histoire économique de l' «édification du socialisme» qui apparaît alors à la lumière. On s'en est aperçu pour la première fois lors d~ proc~s de ~hakhty (1928), puis du procès dit des 1ndustnels (1930). D'une part, on était pris du « vertige du succès » et on exultait devant les progrès fantastiques de l'industrialisation; de l'autre, on proclamait qu'une « contre-révolution économique » avait pu ravager librement durant cinq ou six années le bassin houiller du Donetz, qu'une clique de «naufrageurs » et de «saboteurs » groupant des techniciens et de hauts fonctionnaires préparait la voie à une intervention militaire de la France et de la Pologne. D'après leurs propres aveux, les accusés passaient leur temps à ~oyei: des puits, détruire les machines, maltraiter le personnel, et cela à l'ombre des institutions les plus «démocratiques » du monde. Dès lors on se s'étonna plus de voir les «démons» s'infiltrer dans tous les rouages de l'administration et jusqu'à sa direction même : quelle était leur fonction dans l'économie profonde du système? Que le gouvernement recoure au procédé classique des, victimes expiatoires, il n'y a là rien de nouveau. Ce qui appartient en propre à l'idéologie, c'est l'image catastrophique, littéralement démoniaque, qu'elle offre aux zélateurs du régime qu'elle a pour fonction d'idéaliser. L'imago de la bourgeoisie, telle qu'elle est apparue aux · yeux de ses ennemis, n'a jamais recélé tous les « monstres sanguinaires », les « rats »et les « rebuts » que. nos révolutionnaires{sont unanimes là voir surgir-·_de toutes parts dans le régime qui fait leur 9-dmiNtion. ..

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