26 est devenu une institution permanente sous le règne du « matérialisme historique ». Ses apôtres ont pu défaire ce qui était fait avec une telle aisance qu'on est tenté de croire que le fameux «saut» de la nécessité à la liberté est depuis longtemps déjà devenu une réalité quotidienne. L'histoire dématérialisée C'ESTAINSIque, quelques mois après l'arrestation de Béria et deux mois avant sa mise en jugement, son nom même a disparu de la nouvelle édition de l' EncyclopédieSoviétique : en le condamnant à l'oubli, le «tribunal de l'histoire » a devancé la Cour suprême qui l'a condamné à mort. Ce fait divers ne serait qu'une illustration parmi tant d'autres de la célèbre théorie du « reflet idéologique » si la rapidité du processus n'était aussi déconcertante. On continue d'habitude· à percevoir la lumière des étoiles mortes depuis des .milliers d'années : comment ne pas s'étonner que, bien avant sa mort, la seconde étoile du système ait cessé de briller ? Ce n'est pas seulement l'existence de l'auteur de la ci-devant classique Histofre du mouvement communiste transcaucasi.en qui devient historiquement douteuse ou fantomatique. A côté de lui, il existe toute une cohorte d'âmes, et même d'entités sociologiques, gui errent dans un monde crépusculaire, entre l'gtre et le Néant, incapables de traverser le «fleuve de l'oubli » et de s'incarner dans notre mémoire. Il est déjà permis de se demander si Staline a jamais existé - Staline dans ses voies et moyens, « coryphée des sciences et des arts » et « mécanicien de la locomotive de l'histoire». Mais Trotski fut-il jamais le créateur et le chef de l'Armée rouge ? Boukharine a-t-il vraiment été le théoricien officiel Zinoviev le président de l'Internationale com~ muniste ? La Yougoslavie titiste fut-elle jamais «nouvelle» et «populaire ? » Quand a-t-elle cessé d'être un «régime fasciste au sens scientifique du terme >> et pourquoi court-elle perpétuellement le risque de le redevenir ? Ce régimeprotée changeant de nature sociologique à chaque tourn~t de la «coexistence pacifique», on est amene à penser qu'à la théorie traditionnelle de la déterminati_on des régimes sociaux par les t:orcespro~uctlves et Jes rapports de production, 1o~odoxie a substitué une théone nouvelle gw pos?,tlerait la détermination de la structure econonuque de la société yougoslave par les volte-face de la diplomatie soviétique... .Quel est le but ~~ cette «~i~e au pas » des fat~ les plus <~ matenels » de 1histoire, laquelle devient aux mains de la propagande aussi malléa- ~le que }a.cir~ ? Que ~ignifie cette transformatton de 1histoire en ancilla du pouvoir ? L'« au-deld du marxisme» LE «SECRET»,disait Marx, est l'axe autour duquel tourne l'univers bureaucratique:« L'esprit Biblioteca Gino Bianco ---- LB CONTRAT SOCIAL bureaucratique est le secret, le mystère. Aussi toute manifestation de l'esprit public, de la mentalité politique apparaît-elle à la bureaucratie comme une trahison envers son mystère 6 • » Ce qui se passe dans les régimes qui se réclament du marxisme confirme largement cette interprétation de l' « esprit bureaucratique » : l'État bureaucratiq_ue,devenu planificateur de l'ensemble de l'écononue, a combiné si parfaitement le culte du « mystère » et le « secret des affaires » tant reprochés aux capitalistes qu'il a fini par faire des statistiques du niveau de vie et des salaires réels un secret militaire dont la divulgation est effectivement punie comme un crime de haute trahison. Mais ce que Marx ne pouvait pas prévoir, c'est que la bureaucratie totalitaire allait pousser son culte du «mystère» jusqu'à transformer l'histoire réelle des individus, des collectivités, voire des sociétés entières, en un vaste cryptogramme dont la clé serait la propriété privée des maîtres de l'appareil. Pour rendre impossible « toute manifestation de l'esprit politique», pour en extirper les racines, il lui a fallu dépolitiser l'univers mental de ses sujets et transformer la vie sociale dans sa totalité en une chose opaque, impénétrable à la conscience, extérieure pour ainsi dire au monde de la réflexion. C'est dans cet ordre d'idées que nous devons tâcher de comprendre le dépérissement du marxisme sous le règne de l'orthodoxie. Comme le remarque un des derniers survivants de l'époque héroïque du marxisme, Fritz Sternberg, « aucune analyse marxiste de la révolution russe, de l'État russe et de la société russe n'a été publiée en URSS depuis la révolution » 6 : le marxisme est plus que jamais la « seule » méthode scientifique véritable, mais on ne peut appliquer raisonnable.ment l'analyse marxiste qu'à la seule société qw consente à être critiquée, la société bourgeoise. Quant à la société dite socialiste, elle constitue, elle, une réalité sur laquelle le marxisme n'a plus de prise : elle incarne en vérité cet « audelà du marxisme » que les critiques de Marx appelaient (en vain ?) de leurs vœux. Comme dirait Marx : « Jusqu'ici il y a eu une histoire » explicable par le matérialisme historique, « mais il n'y en a plus» 7 • n n'y a plus d'histoire IL N'Y A PLUS d'histoire, mais aussi le mal qui, selon les bons auteurs, est « la forme sous laquelle se manifçste la force motrice de l'histoire » 8 , n'exist~ plus. Ainsi, par décret des autorités compétentes, l' « homme socialiste » fut défini 5. Critique de la phi.losophiehégélienne de l'État, in Di, Frühschriften, éd. Kroner, 1953, p. 61. 6. Capitalism and Socialism on Trial, 1951, p. 209. 7. Miûre de la phi.losophi.e, Paris 1947, p. 97. ~- Engels : L. Feuerbach..., in Études philosophique,, Paris 1951, p. 38.
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