) QUELQUES LIVRES Cependant, il faut attendre la crise du xvue siècle pour voir la faiblesse de la société russe se révéler dans toute son ampleur. La désintégration de l'État, comme le dit très justement l'auteur, fut la conséquence de l'indifférence totale des possédants et de l'absence de principe chez leurs représentants. Fait plus remarquable encore, l'idée de la puissance du tsar ne fut nullement ébranlée dans la conscience populaire par les catastrophes politiques, aventures des usurpateurs, coups d'État et rébellions du xvue siècle. Bien au contraire, elle se consolidaà travers ces épreuves, la réduction des paysans au servage ayant définitivement attaché les propriétaires fonciers au pouvoir d'État. Témoin l'abolition, à la fin du siècle, du mestnitchestvo, ordre de préséance de la noblesse au service du tsar, qui avait jusque-là limité dans une certaine mesure l'arbitraire de ce dernier. On ne peut s'empêcher d'invoquer la capacité de résistance dont fit pre4ve le régime despotique en Chine, en Inde, en Egypte et ailleurs à travers les invasions étrangères, les bouleversements dynastiques, etc., maintenant le peuple à l'écart de la vie publique. Toutefois une explication plausible des affinités entre le tsarisme et le despotisme oriental fait toujours défaut. D'autant plus que l'auteur se sépare sur ce point de N. S. Troubetskoï, de G. Vernadski et autres qui y voient en premier lieu une influence tatare ; quant à lui, il souligne que celle-ci fut très limitée. Les racines des phénomènes historiques contemporains apparaissent encore plus nettement lorsque Tchijevski examine la conception théocratique de l'Etat. Il en décèle les premières manifestations dans un passé très lointain. Déjà, certaines chroniques du xue siècle accordent plus d'importance à la construction d'églises somptueuses et à la générosité des fidèles qu'à la bonne gestion des affaires de l'État et à la protection des pauvres. Dès cette époque le détenteur du pouvoir est, à l'image de Dieu, supérieur aux hommes. L'analyse lucide de Tchijevski présente des phénomènes connus sous un jour nouveau. Ainsi de son magistral exposé sur Iosif Volotski, qui formula la doctrine selon laquelle les citoyens ne sont que des serviteurs de l'État, forme spécifiquement russe qui s'est transmise )?sq~'au «communisme». L'apport de cet ecclesi!lstique du xve siècle au christianisme purement rituel se rattache, selon Tchijevski, à sa conception policière de la lutte contre l'hérésie : Iosif alla jusqu'à préconiser le dépistage des hérétiques ·par ~e noyautage et. les agents provocateurs ; le pouvoir du prince devait être illimité et l'Église elle-même, pour la pureté de la foi, devait reconnaître dans le prince son instance suprême. Iosif érige l'utilité en critérium unique dans les affaires ecclésiastiques. Mieux encore, Tchijevski montre qu'en confondant l'État chrétien idéal avec la triste réalité moscovite, Iosif et ses épigones furent responsables de la « pseudomorphose >!, de l'illusion de l'idéal déjà réalisé qui devatt Bibli.oteca Gino Bianco 377 jouer par la suite un rôle fatal dans l'histoire spirituelle et politique du pays, depuis la « Sainte Russie» pseudomorphe des xv1e et xvne siècles jusqu'aux pseudo-socialisme et pseudo-pacifisme du xxe. Ainsi que le suggère un rapprochement entre ces deux phénomènes, l'auteur découvre dans l'illusion de l'idéal déjà réalisé la source commune des deux tendances opposées : traditionalisme et utopisme, qui se manifestent dans l'histoire tusse durant des siècles, en particulier au XIXe t au xxe: la même idéologie fondamentale, la notion de l'idéal devenu réalité, pousse les uns à l'attachement aveugle à tout ce qu'ils croient ancien. et les autres à s'évader de la réalité. Il faut souhaiter que dans son second volume Tchijevski développe cette idée qui peut devenir la clé de la doctrine soviétique officielle,étrange amalgame de conceptions rétrogrades et utopiques. Last but not least, l'ouvrage a le mérite de rappeler des thèses révélatrices de l'historiographie soviétique. Certains auteurs soviétiques font en effet de l'apologie de l'autocratie le « mérite historique » de Iosif Volotski, « homme de progrès » et « penseur progressiste», malgré le bas niveau intellectuel de ses écrits. La même épithète d' « homme de progrès » est accordée à un moine carrément obscurantiste, Filofeï, père de la formule « Moscou, la troisième Rome », dont les pauvres produits littéraires sont élevés au rang de « théorie harmonieuse dans sa concision». Vassian Patrikéiev, ennemi de la peine capitale dans la lutte contre l'hérésie, de la fusion de l'Église et de l'État, de l'enrichissement des couvents et de l'exploitation des paysans par les moines, déclarait même que toute propriété repose sur le pillage : il se voit reprocher une attitude « réactionnaire », surtout pour avoir osé défendre ses conceptions devant le tribunal qui le condamna au bannissement. Ces rappels des élucubrations de l'historiographie soviétique sont d'autant plus opportuns que maints auteurs s'y réfèrent volontiers, comme s'il s'agissait d'autre chose que de vulgaire propagande. PAUL BARTON. N.d.l.R. - Tout en respectant les idées de l'auteur que partage apparemment notre collaborateur, il y a lieu d'objecter à la théorie qui érige en loi la passivité du peuple russe. « A partir du xv1e siècle, constate l'historien M. Pokrovski, la Russie fut peut-être le pays le plus révolté d'Europe. Les autres grands pays eurent chacun leur guerre civile de paysans ; la Russie en subit quatre en deux siècles : celle du Temps des Troubles, celle de Bogdan Khmelnitski, celle de Stenka Razine, celle de Pougatchev. Sous une répression implacable, la jacquerie ne fut jamais complètement écrasée. Et depuis l'affranchissement des serfs (1861), on a encore compté deux mille émeutes locales, jusqu'à · l'insurrection de grande envergure de 1905. Le peuple russe, écrit A. Leroy-Beaulieu~ << porte en lui, pour
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