Le Contrat Social - anno IV - n. 6 - novembre 1960

358 Le point de départ de Tolstoï, le voici : il dénonçait les riches, les heureux et les satisfaits, non par envie, parce qu'ils vivent aux dépens des autres et se sont attribué la meilleure part en lésant autrui ; non parce qu'ils se sont emparés par la force de ce qui aurait dû être équitablement réparti entre tous ; non parce qu'il voulait une autre répartition des biens, qùi rendrait aux autres ce qui leur avait été pris. Il les dénonçait parce qu'ils sont malheureux, eux, qu'ils sont sur la mauvaise voie, que le moment viendra où leurs yeux se dessilleront et que, comme il l'avait compris lui-même au tournant de sa vie, ils verront soudain clairement que la mort est inévitable et proche ; la vie tout entière consacrée à acquérir et à conserver des biens terrestres leur apparaîtra alors comme un aveuglement et une véritable folie. Celui qui a connu pareilles dispositions d'esprit, et éela non pas de manière fugitive, peut non seulement comprendre mais accepter Tolstoï. Qui est capable comme lui, par peur de la mort, de prendre en haine les biens terrestres, de refuser de s'en préoccuper, celui-là peut se convertir à la foi de Tolstoï et à la « non-résistance au mal par la violence » ; à un homme dans cette situation, les querelles des capitalistes et des socialistes sur la répartition du travail et des profits paraîtront mesquines et futiles ; les uns comme les autres se soucient de ce qui n'a aucune importance et oublient ce qui est indiscutable et nécessaire : la mort qui les attend. Mais derrière les apparences beaucoup ne voient pas le fond des choses. Ils s'accordent avec Tolstoï uniquement sur ce qu'il dénonce, sur ses attaques contre les riches et les notables, sur ce qu'il critique, e(ils pensent être en accord avec sa doctrine même. Tolstoï dénonce le riche en le plaignant; pour lui le prolétaire est plus heureux que le riche ; mais à ceux qui s'en prennent au riche parce qu'ils envient sa richesse, parce qu'ils la voudraient pour eux-mêmes ou pour d'autres, à ceux qui prêchent : « Volez ce qui a été volé», à ceux-là un apparent accord avec Tolstoï cache l'abîme qui les sépare de lui. La doctrine de Tolstoï, qu'il n'a jamais revendiquée pour sienne et dans laquelle il cherchait seulement à rétablir l'enseignement du Christ, est une doctrine cc qui n'est pas de ce monde». C'est pourquoi il faut ou bien refuser le monde dans sa théorie et sa pratique, ou bien refuser la doctrine de Tolstoï. Ce qui se passe de nos jours avec l'enseignement de Tolstoï, le fait que ce sont - précisément ses disciples qui ne le co~prennent pas, était déjà advenu au Christ. Il y a deux mille ans, au moment de l'extase religieuse qui accompagnait l'écroulement du monde antique, il se trouva des hommes qui suivirent le Christ, tout en le comprenant. Ces hommes abandonnaient tout et mouraient en chantant dans les supplices. Ils n'acceptaient pas seulement le Christ, ils le Biblioteca Gino Bianco ANNIVERSAIRES comprenaient. Le comprenaient même les ennemis d'un tel enseignement. Des esthètes comme Pétrone et des hommes d'État pleins de sagesse · comme Marc-Aurèle sentaient que l'enseignement du Christ signifiait la ruine de leur civilisa-. tion, de leur conception de l'État, de l'Empire tout entier. Les uns haïssaient cet enseignement, les autres ne faisaient que s'en moquer; le monde ne l'acceptait pas, précisément parce qu'il le comprenait. Mais les siècles passèrent et le monde, demeuré ce qu'il était; ayant conservé sa substance, c'est-à-dire l'État avec son rôle et ses structures : lois, tribunaux, gouvernements, en un mot toute la civilisation extérieure, le monde accepta soudain le Christ. Cela ne signifiait qu'une chose : le monde avait cessé de le comprendre. De l'enseignement du Christ, il n'avait retenu qu'une phrase ambiguë : cc Rendez à César ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu» et, jonglant avec cette phrase, il abandonna la vie terrestre à César et renvoya le royaume du Christ au ciel. Quand j'entends aujourd'hui les tolstoïens assurer avec le plus grand sérieux que Tolstoï eût pardonné aux bolchéviks leurs atrocités parce que ces violences mènent au triomphe du communisme, je me souviens malgré moi des grands et des petits inquisiteurs, adeptes- de l'enseignement du Christ, qui s'imaginaient aussi le comprendre quand, au nom du Christ, ils allumaient des bûchers. Une dernière question : pourquoi les bolchéviks honorent-ils Tolstoï ? Admettons qu'eux non plus ne le comprennent pas ; c'est possible ; mais il y a des choses qu'ils ne peuvent pas ne pas voir: il leur est impossible d'ignorer que Tolstoï haïssait la violence, maudissait tous ceux qui l'exercent, s'opposait à tout ce dont vivent les bolchéviks. Pourquoi, malgré cela, s'inclinent-ils devant leur ennemi et accusateur ? Ils le font pour leur publicité. Soit, mais pourquoi ont-ils justement besoin de cette publicité-là, pourquoi Marx et Engels ne suffi.sent-ils pas, pourquoi éprouventils le besoin de se prosterner devant Tolstoï ? Qu'arriverait-il s'il était encore de ce monde ? Les bolchéviks oseraient-ils le toucher ? Certainement pas. Ils l'accableraient de marques de respect, lui conféreraient le grade de cc propriétaire d'honneur », lui attribueraient d'office des rations de pain supplémentaires; ils s'efforceraient de démontrer à son propos qu'ils sont tolérants, cultivés, qu'ils aiment le peuple; mais ils ne le gagneraient pas plus par les honneurs et la flatterie qu'ils ne pourraiênt l'intimider par les menaces et par la mort. Ils· ne pourraient le tromper et le séduire comme ils ont séduit ses amis peu clairvoyants. Ils ne pourraient échapper à ses accusations, étouffer sa voix qui retentirait dans toute la Russie et dans le monde entier. V. A. MAKLAKOV. ( Traduit du russe)

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