Le Contrat Social - anno IV - n. 6 - novembre 1960

L. TÔLSTOI C'est sur ces trois éléments d'examen que reposent l'irresponsabilité dans le crime et les circonstances atténuantes reconnues par toutes les législations. La responsabilité paraît plus ou moins grande selon qu'on connaît plus ou moins bien les conditions où se trouvait l'homme que l'on juge, selon le plus ou moins grand intervalle qui s'est écoulé entre l'acte et le jugement, et là compréhension plus ou moins parfaite des causes de l'acte. AINSI l'idée que nous nous faisons de la liberté et de la nécessité diminue ou s'accroît progressivement selon le lien plus ou moins étroit entre une manifestation de la vie d'un homme et le monde extérieur, son plus ou moins grand recul dans le temps et sa plus ou moins grande dépendance des causes parmi lesquelles nous examinons cette manifestation. Si nous envisageons le cas d'un homme dont les relations avec le monde extérieur sont le mieux connues, pour qui l'intervalle entre l'acte et son jugement est le plus long et dont les mobiles nous sont les plus clairs, nous y trouvons la plus grande dose de nécessité et la moins grande dose de liberté. Si nous envisageons au contraire le cas d'un homme dont les actes dépendent le moins des circonstances extérieures, si son acte vient d'être accompli à l'instant même et si les causes de son acte nous sont inaccessibles, nous trouvons dans son cas la moindre dose de nécessité et la plus grande de liberté. Mais, dans un cas comme dans l'autre, nous aurons beau faire varier notre point de vue, préciser le lien de l'homme avec le monde extérieur ou le considérer comme inaccessible, allonger ou raccourcir l'intervalle entre l'acte et le jugement, comprendre ou non les causes, nous ne pourrons jamais conclure à une liberté totale ni à une totale nécessité. 1. Nous aurions beau nous représenter l'homme soustrait aux influences du monde extérieur, nous n'arriverions jamais à la notion de liberté dans l'espace. Chacun des actes de l'homme est inévitablement conditionné et par son corps même et par ce qui l'entoure. Je lève le bras et je le baisse. Mon acte paraît être libre ; mais en me demandant si je pouvais lever le bras dans toutes les directions, je vois que je l'ai levé dans la direction où ce geste rencontrait le moins d'obstacles, tant de la part des corps qui m'entouraient que du fait de mon propre corps. Si de toutes les directions possibles j'en ai choisi une, je l'ai fait parce que dans cette direction il y avait le moins d'obstacles. Pour que mon geste eût été libre, il aurait été nécessaire qu'il ne rencontrât aucun obstacle. Pour nous représenter l'homme libre, nous devons nous le représenter hors de l'espace, ce qui est évidemmentimpossible. Bibli_otecaGino Bianco 351 2. Nous aurions beau rapprocher le moment du jugement de celui de l'acte, nous n'arriverions jamais à la notion de liberté dans le temps. Car si je considère un acte accompli il y a une seconde, je n'en dois pas moins reconnaitre qu'il n'est pas libre car l'acte est enchaîné au moment où il a été accompli. Puis-je lever le bras ? Je le lève ; mais je me demande : pouvais-je ne pas le lever à ce moment maintenant passé ? Afin de m'en assurer, je ne le lève pas dans le moment qui suit. Mais je ne l'ai pas levé au moment précis où je me suis posé la question de la liberté. Le temps a passé, qu'il n'a pas été en mon pouvoir de retenir, et le bras que j'ai levé alors et l'air dans lequel j'ai fait ce mouvement ne sont plus l'air qui m'entoure maintenant et le bras que je ne lève pas en ce moment. Le moment où s'est fait le premier mouvement ne peut revenir et, à ce moment, je ne pouvais faire qu'un seul mouvement, et quel qu'il fût il ne pouvait être qu'unique. Le fait qu'à la minute qui suit je n'ai pas levé le bras ne prouve pas que je ne pouvais pas le lever. Et comme je ne pouvais faire qu'un seul mouvement à un moment donné, il ne pouvait être autre. Pour se le représenter libre, il faut se le représenter dans le présent, à la limite du passé et de l'avenir, c'est-à-dire hors du temps, ce qui est impossible. · 3. La difficulté de comprendre la cause aurait beau s'accroître, nous n'arriverions jamais à la représentation d'une liberté absolue, c'est-à-dire à l'absence d'une cause. Quelque incompréhensible que nous soit la cause de l'expression d'une volonté dans n'importe lequel de nos actes ou de ceux d'autrui, la première exigence de l'esprit est d'en supposer et d'en rechercher la cause sans laquelle aucun phénomène n'est concevable. Je lève le bras pour accomplir un acte indépendant de toute cause, mais le fait de vouloir accomplir un acte sans cause lui en donne une. Même en supposant un homme absolument soustrait à toutes les influences, considérant seulement son acte instantané dans le présent et supposant qu'aucune cause ne l'a provoqué, admettant même un résidu infinitésimal de nécessité égal à zéro, nous n'arriverons pas à la notion de la liberté absolue de l'homme; car un être imperméable aux influences du monde extérieur, hors du temps et indépendant des causes, n'.est plus un homme. De même, nous ne pouvons jamais nous représenter un acte humain qui s'accomplisse sans l'intervention de la liberté et· qui soit soumis à la seule loi de la nécessité. 1. Notre connaissance des conditions d'espace où se trouve un homme aurait beau s'étendre, cette connaissance ne peut jamais être complète car le nombre de ces conditions est infiniment grand, de même que l'espace est infini. C'est pourquoi, du moment que toutes les conditions, toutes les influences qui s'exercent sur l'homme ne sont pas déterminées, il n'y a pas de nécessité absolue et il reste une certaine part de libert~.

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