Le Contrat Social - anno IV - n. 6 - novembre 1960

L. TOLSTOI mystère insondable de l'union de deux contraires, la liberté et la nécessité. L'histoire étudie les manifestations de la vie humaine dans lesquelles cette union est déjà accomplie. Dans la vie réelle, chaque événement historique, chaque action humaine se- comprend avec beaucoup de clarté et de netteté sans qu'on y sente la moindre contradiction, bien que chaque événement apparaisse en partie libre et en partie , . necessaire. Pour résoudre le problème de l'union de la liberté et de la nécessité et de l'essence de ces deux notions, la philosophie de l'histoire peut et doit suivre une voie opposée à celle qu'ont suivi~ les autres sciences. Au lieu de commencer par définir en soi les notions de liberté et de nécessité, puis adapter aux définitions obtenues les phénomènes de la vie, l'histoire doit tirer de l'énorme masse de phénomènes qui s'offrent à elle comme régis par la liberté et la nécessité, la définition de ces deux concepts. De quelque façon que nous considérions les actes d'un ou de plusieurs hommes, nous ne les concevons pas autrement que comme le produit en partie de la liberté humaine, en partie des lois de la nécessité. Que nous parlions de migrations de peuples et d'invasions de barbares, ou de la politique de Napoléon III, ou de l'acte qu'un homme a accompli une heure plus tôt et qui a consisté dans le choix d'une direction pour sa promenade entre plusieurs qui s'offraient à lui, nous n'y voyons pas la moindre contradiction. La part de liberté et de nécessité qui a commandé ces actes nous apparaît clairement. Bien souvent l'appréciation de la part ....plus ou moins grande de liberté dans un phénomène diffère selon le point de vue où nous nous plaçons pour l'examiner; mais, toujours et dans tous les cas, l'acte humain ne nous apparaît pas autrement que comme un certain dosage de liberté et de nécessité. Dans chaque acte considéré, nous voyons une certaine part de l'une et de l'autre. Et plus nous voyons de liberté dans un acte, moins nous y voyons de nécessité ; et plus nous y voyons de nécessité, moins nous y voyons de liberté. Le rapport des deux éléments diminue ou augmente selon le point de vue, mais ce rapport demeure toujours inversement proportionnel. L'homme en train de se noyer qui se cramponne à un autre et l'eno;aîne avec lui; la mère affamée, ~puisée pàr l'allaitement de son enfant, qui vole de la nourriture ; l'homme habitué à la discipline qui, au commandement, tue un homme sans défense, paraissent moins coupables, c'est-à-dire moins libres et plus soumis à la loi de la nécessité, à celui qui sait les conditions où ils se trouvaient, et plus libres à celui qui ne sait pas que cet homme se noyait, que la mère avait faim, que le soldat était dans le rang, etc. Il en va de même pour un homme qui, il y a vingt ans, a commis un meurtre, et depuis a vécu tranquillement dans la société Biblioteca Gino Bianco 349 sans nuire à personne ; il paraît moins coupable, son acte plus soumis à la loi de la nécessité, à celui qui examine son acte au bout de vingt ans, et plus libre à celui qui aurait jugé ce même acte au lendemain de son accomplissement. Il en va de même de l'acte d'un fou, d'un homme ivre ou surexcité : il paraît moins libre et plus nécessaire à qui connaît son état mental, et plus libre et moins nécessaire à qui l'ignore. Dans tous les cas, la notion de liberté augmente ou diminue et concurremment diminue ou augmente celle de nécessité, selon le point de vue où l'on se place pour juger l'acte. De sorte que plus la nécessité apparaît grande, moins grande est la liberté. Et inversement. La religion, le bon sens, la science du droit et l'histoire elle-même comprennent ce rapport de la même façon. Tous les cas sans exception dans lesquels augmente ou s'amoindrit l'idée que nous nous faisons de la liberté et de la nécessité n'ont que trois fondements : 1. Le rapport de l'homme qui a accompli l'acte, avec le monde extérieur; 2. Avec le temps ; 3. Avec les causes qui ont déterminé son acte. Première base d'examen: les rapports plus ou moins visibles pour nous de l'homme avec le monde extérieur, l'idée plus ou moins claire de la place déterminée de chaque homme--par rapport à tout ce qui existe en même temps que lui. C'est par là que nous voyons que l'homme qui se noie est moins libre et plus soumis à la nécessité que celui qui se trouve sur la terre ferme. Nous vovons de même par là que les actes d'un homme étroitement lié à d'autres hommes dans une contrée à population dense, lié par sa famille, son travail, ses entreprises, paraissent incontestablement moins libres et plus soumis à la nécessité que ceux d'un homme seul et isolé. Si nous considérons l'homme ~eul, hors de ses rapports avec tout ce qui l'entoure, chacun de ses actes nous paraît libre. Mais si nous vovons ne fi\t-ce qu'un de ses rapports avec son milieu, si nous voyons le lien Qui _le rattache à quoi Que ce soit : celui oui lui~parle, le~livre qu'il lit, le travail qui l'occupe, l'air même qui l'entoure et la lumière qui tombe ·sur les objets ,dont il se sert, nous, voyons que chacune de ces conditions exerce sur lui une influence et commande un aspect au moins de son activité. Et mieux nous nous rendons compte de ces influences, plus diminue l'idée que nous nous faisons de sa liberté, plus augmente celle de la nécessité à laquelle il est soumis. Deuxième base d'examen : le rapport passa~er olus ou moins visibte·de l'homme avec le monde, l'idée plus ou moins nette de la place que son action occupe·dans le temps. Par là, la chute du premier homme, qui a eu pour conséquence la naissance de l'espèce humaine, apparaît de toute évidence

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==