Le Contrat Social - anno IV - n. 6 - novembre 1960

346 composé de savants, de moralistes et d'artistes est, dans son esprit, l'héritier du pouvoir théologique comme les chefs industriels le sont du pouvoir féodal, chacun étant détrôné par le progrès scientifique. Le Collège suprême dira ce qui est vrai, beau et bon ; il sera le Saint-Office de la ~ouvelle Église car « le nouveau christianisme aura sa morale, son culte et son dogme ; il aura son clergé et son clergé aura ses chefs » 52 • Sur les pratiques culturelles de la nouvelle Église positive, Saint-Simon n'a rien écrit de précis : culte et dogme ne sont que des accessoires, et la doctrine morale qui est le ciment de la société lui semble beaucoup plus importante que ses manifestations spectaculaires. Le parti politique qu'il souhaite créer, ou parti de l'industrialisme, s'opposera au libéralisme comme au patriotisme et devra associer la morale chrétienne des sentiments à la morale utilitaire des intérêts. Ses disciples, dirigés par Prosper Enfantin, ne suivront pas ses conseils, se désintéresseront du parti politique et se confineront dans un culte sectaire et dogmatique où le pouvoir spirituel purement mystique sera détaché de la connaissance positive. Par ailleurs, Auguste Comte, hostile dans sa jeunesse aux références évangéliques ge Saint-Simon, en viendra plus tard à édifier une Eglise où, prétendant s'inspirer du fétichisme primitif, il accordera la première place aux actions rituelles 53 • Ce retour à ce que Saint-Simon appelle le code chrétien des sentiments suit l'aveu (dans un texte rapp~rté par Olinde Rodrigues et · publié par He~i Fournel) de l'échec de sa philosophie moniste de l'univers 54 • Il ne cherche plus à déduire la morale sociale de l'attraction universelle ou de tout autre principe abstrait et se contente de compléter sinon de tempérer l'utilitarisme par le rappel de l'amour évangélique. Dans les œuvres des dernières années il ne se réfère plus à une quelconque loi cosmique déjà connue, sans abandonner pour autant le monisme. L'existence de deux pouvoirs dans un régime qui se veut définitif et harmonieux peut sembler une _co~tradict~onde Saint-Simon. N'avait-il pas explique la rwne du Moyen Age par la scission entre les deux pouvoirs et écrit que « toute scission entre les éléments d'un système est un signe évident de décadence» 55 ? Mais il ne s'agit pas de revenir au système médiéval lié, dans son esprit, 52. Le Nouveau Christianisme, XXIII, p. 116. 53. Cf. Catéchisme positiviste, 3e et 12e entretiens. 54. « J'ai voulu essayer comme tout le monde de systématiser la philosophie de Dieu, je voulais descendre successivement du phénomène univers au phénomène terrestre · et enfin à l'étude de l'espèce considérée comme une dépen~ dance du phénomène sublunaire, et déduire de cette étude les lois de l'organisation sociale, objet primitif et essentiel d~ .~es r~~her~he_s. M_aisje me _suis<!f?erçu à temp~ de l'impossibilité d etabhr ;amats une lot positive et coordinatrice dans cette philosophie » (Souligné par· -nous, Notice historique de Fournel, I, p. 49). 55. L'Organisateur, XX, p. 94. Biblioteca Gino Bianco AN:NIVERSAIRES à une époque d'ignorance scientifique. La notion de pouvoir devenant dans l'ère positive synonyme d'administration, la différence entre le temporel et le spirituel (avec une évidente prééminence du second) doit se comprendre comme une division du travail entre capacités distinctes. La capacité scientifique ainsi organisée peut être assimilée à un pouvoir « en tant qu'elle crée une force », mais à un pouvoir fondé sur les exigences logiques de la démonstration. Ces exigences ne peuvent être confondues avec la discipline industrielle et procèdent d'un esprit tout différent. Alors qu'il attribue aux chefs de l'industrie toutes les qualités pour réaliser cet ordre industriel, intelligent et « à bon marché», Saint-Simon se méfie des savants et de leur invincible tendance à philosopher dans l'abstrait. Ceux-ci ne doivent pas se mêler d'activité politique ni prétendre à une gestion des intérêts matériels, sinon, écrit-il, « on verrait bientôt le corps scientifique se corrompre et s'approprier les vices du clergé; il deviendrait métaphysicien, astucieux et despote » 56 • Ainsi, dans le régime industriel, la science règne sur les âmes mais ne gouverne pas les corps. La société comme médiation LESDEUX POUVOIRS doivent s'harmoniser, comme la chair et l'esprit dans la philosophie moniste du solide et du fluide. A la source de la scission médiévale entre le temporel et le spirituel se trouvait le préjugé chrétien contre la chair, injustement et faussement séparée de l'esprit. Cette scission devient impossible dans le régime industriel où les deux principes sont réunis en une même unité vitale. L'ordre social n'est autre que le. re~et de cette unité organique et n'acquiert lui-m~l?e . une structure organique que par la réhabilitation de la chair et sa réconciliation avec l' ~sprit ; 1~ sécession propre au système théologique et feodal se trouve surmontée et la nouvelle société organique prend une forme définitive. Ainsi nous apparaît la nature métaphysique - malgré l'aversion que ce terme inspire à notre auteur - de la société industrielle considérée comme un dépassement de la société médiévale. Malg~é les.obscurités et les repentirs que la pensée de Saint-Simon a souvent quelque difficulté à éviter, nous ne voyons pas de contradiction f oncière entre la vision cosmique -des premières œuvres, et celle, morale, des dernières, ou, si l'on préfère, entre le macrocosme et le microcosme dont au ~épart l'identité était admise. Entre les deux, t1 y a placé pour une médiation où disparaît l'individu entièrement socialisé, et qui est la société organique, intermédiaire entre le « grand monde» . et le « petit ,m~I?-de » qui viennent s'y confondre dans une realite nouvelle. L'ordre social est à l'u~iver~ ce que la physiologie générale - ou sociologie - est à la connaissance : une synthèse des phénomènes particuliers du monde et de la 56~ Du système industriel, XXI, p. 161.

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