Le Contrat Social - anno IV - n. 6 - novembre 1960

M. COLL/NET Dans l'idée de ce commandement condamné à dépérir, on retrouve l'influence de Condorcet et de son projet de Constitution qui réduisait l'exécutif à une simple administration des affaires courantes et qui devait, dans l'esprit de son auteur, s'adapter aux changements des besoins sociaux. Ici et là, l' << an-archie » ne procède pas de la même démarche : Condorcet la pensait comme résultat d'une liberté individuelle, éclairée par les lumières et garantissant l'indépendance des citoyens ; au contraire, Saint-Simon la pose au terme de l'intégration croissante de ceux-ci au corps social organisé scientifiquement. Ici et là cependant, même foi dans le progrès humain. Comme ses maîtres de l'Encyclopédie, et quoiqu'il les renie parfois, Saint-Simon, convaincu que le· progrès des lumières sera la cause suffisante d'un progrès parallèle de la morale et du civisme, aboutit à la conclusion que « pour ne plus être gouvernée la masse doit acquérir des capacités temporelle et spirituelle » 48 • Les anciens pouvoirs, temporel et spirituel, procédaient l'un du commandement, l'autre de la révélation, les deux appuyés sur la force physique et morale. Les nouveaux s'appuieraient sur la seule contrainte intellectuelle contenue dans les démonstrations de la science, étrangères à la subjectivité humaine et s'imposant à tout esprit raisonnable et de bonne foi. Cela impliquerait que la science sociale ait acquis la même certitude contraignante que la géométrie d'Euclide et que, de conjecturelle, elle soit devenue entièrement positive ; mais cela implique aussi que la science ait été assimilée par la masse à un point tel qu'elle détermine son comportement dans la vie quotidienne. La science positive ainsi devenue une science unique, conçue sur le modèle de la géométrie, enchaîne l'esprit à ses constructions et le citoyen aux pouvoirs qui la manient tantôt pour son développement, tantôt pour sa conservation. L'individu la reçoit comme un muscle est stimulé par l'influx nerveux. Cloisonné à un étage de la pyramide des capacités, il a perdu toute possibilité de réagir à cet influx autrement que dans le sens prévu par la science. A ce degré d' adaptation, le régime gouvernemental se transforme en régime administratif 49 ; les hommes deviennent des organes du grand Être et chacun séparément peut être considéré comme un intermédiaire entre celui-ci et la nature qu'il conquiert. S'il reste un être vivant par rapport à la nature, il devient une chose manœuvrée par rapport au dirigeant. C'est la fin de la «barbarie» pour Saint-Simon, mais n'est-ce pas alors la .fin de la liberté humairie envi- - sagée comme un trait caractéristique de la barbarie ? _48. L'Organisateur, pp. 144 sqq. 49. « Elle [l'espèce humaine] a été destinée à passer du régime gouvernemental ou militaire au régime administratif ou industriel, après avoir fait suffisamment de progrès dans les sciences positives et dans l'industrie » ( Catéchisme des industriels, 28 cahier, XXIII, p. 87). 1 Biblioteca Gino Bianco 345 Les deux pouvoirs CETTE FIN est le terme d'une longue transition où subsisteraient les séquelles d'une lutte antérieure « qui a toujours existé entre les organes du corps social, entre les chefs et les administrés » 50 , et où par conséquent le pouvoir combinerait l'administration des choses avec le gouvernement des hommes. Décrivant dans L'Organisateur ce futur pouvoir, Saint-Simon ne peut échapper à l'écueil de toutes les utopies où se combinent parfois sans raison apparente détails inutiles et généralités vagues. Il remplacerait les institutions classiques du parlementarisme de type anglais : exécutif, Chambre haute et Chambre des communes, par trois chambres. Une Chambre d'invention de trois cents membres (ingénieurs, littérateurs et artistes) proposerait les grands travaux industriels et les vastes manifestations artistiques populaires où le principe de la fête serait prépondérant : fête de l'espérance, du souvenir, etc., c'est-à-dire un rituel consacré à la continuité historique de la société qu' Auguste Comte démarquera ultérieurement (rituel qui n'est pas sans rappeler les fêtes de la Révolution). Une Chambre d'examen de trois cents membres savants discuterait les projets et dirigerait l'éducation populaire. Ces deux chambres se recruteraient par cooptation. Enfin une Chambre d'exécution représentant les branches industrielles, composée des chefs riches de l'industrie, adopterait les projets, établirait le budget. Elle combinerait, sans autre précision, les attributions de l'exécutif et du législatif et par conséquent serait un vrai pouvoir temporel de nature oligarchique, se prétendant l'émanation des travailleurs de tout rang. Les deux premières chambres procéderaient du pouvoir spirituel et interviendraient en son nom dans la politique pour que théorie et pratique soient inséparables. Le pouvoir spirituel ou sacerdotal proprement dit serait formé de deux académies : l'Académie des raisonnements, qui rassemblerait les adeptes des sciences positives évoluées, et l'Académie des sentiments, réunissant moralistes, littérateurs et artistes. Saint-Simon pense que « la société a également besoin que ses sentünents et ses idées soient bien coordonnés et qu'ils soient soumis à de bons règlements généraux, c'est-à-dire à de bonnes lois » 51 • Aussi réunit-il les deux académies en·un Collège suprême coordonnant leurs travaux et décrétant la doctrine générale à enseigner aux hommes, c'est-à-dire le dogme obligatoire pour la société dont les chefs temporels doivent s'inspirer dans leur activité. Saint-Simon ne dit rien des rapports entre ces académies et les chambres peuplées de chefs spirituels qu'il décrit dans L'Organisateur. Ses constructions ont moins de cohérence que ses conceptions. Cependant son pouvoir spirituel 50. De la physiologie, XXXIX, p. 185. 51. Catéchisme des industriels, 4e cahier, XXXIX, p. 29.

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