Le Contrat Social - anno IV - n. 6 - novembre 1960

A. SPINELLI de l'équilibre ne sont plus aujourd'hui les puissances européennes et qu'il ne s'agirait par conséquent pas d'un équilibre, mais en réalité d'une balkanisation de l'Europe. Les projets en ce sens sont variés et variables, selon la façon dont tel ou tel courant voit les intérêts de son État-nation, mais tous, de jour en jour, sont pris plus sérieusement en considération. Certains pensent à la possibilité de neutraliser tous les États de l'Europe, tout au moins le leur. D'autres projettent la neutralisation de l'Allemagne et d'une zone plus ou moins vaste autour d'elle. D'autres encore préfèrent établir des rapports bilatéraux plus étroits avec l'Amérique dans l'espérance qu'une telle fidélité inciterait celle-ci à soutenir avec plus d'ardeur leurs aspirations nationales.- C'est dans la politique américaine que se manifestent les plus graves répercussions de l'affaiblissement de l'idéal démocratique. Le leadership , . . americain a eu et, pour une part, a encore un aspect dont on ne sait si l'on doit admirer le plus l'extrême rareté ou la grandeur historique. Bien que devenus la première puissance mondiale, responsable du destin de plus de la moitié de l'humanité, les États-Unis ne possédaient ni traditions ni aptitudes impériales notables ; oubliant leur origine, ils ne nourrissaient aucune sympathie pour le colonialisme des Européens et ils éprouvaient pour leurs nationalismes une aversion profonde. Avec une certaine ingénuité, mais avec vigueur, ils s'étaient attribué pour mission de répandre le mode de vie démocratique et semblaient pressentir la portée historique du conflit qui commençait entre la démocratie et le communisme. En dépit d'erreurs et d'incertitudes graves, c'est de cette mission qu'ils se sont inspirés dans l'exercice de leur puissance. Dans l' European Cooperation Act et dans le Mutual Security Act l'Amérique prenait l'engagement de contribuer à la naissance de la démocratie fédérale européenne. La paresse mentale des démocrates européens a contraint les Américains à un agonizing reappraisal de leurs espérances. Ils ont dû accepter comme une donnée de fait échappant désormais à leur action l'enlisement progressif de l'expérience démocratique européenne dans les vieux schèmes nationaux. La disparition du plan de réorganisation de l'Europe, dont la réalisation aurait créé pour les Européens et les Américains, encore que de diverses façons, un engagement puissant et de longue durée, a ramené le leadership américain au niveau d'une politique privée d'idées et de perspectives, qui se borne à réagir au jour le jour aux manifestations de mauvaise humeur de se·s alliés, aux initiatives de ses adversaires, aux explosions révolutionnaires des pays retardataires, et qui semble avoir pour seul idéal l'immobilisme général et le maintien universel du statu quo. Se bornant à conserver ses alliances, l'Amérique devient indifférente envers la régression nationaliste et antidémocratique qui se dessine sur le vieux continent.La démocratien'est plus un 1 Biblioteca Gino Bianco 339 objectif çommun des peuples libres ; c'est pour chaque Etat une affaire intérieure et l'Amérique cesse d'être le centre d'attraction et d'espérance des courants les plus authentiquement démocratiques pour devenir peu à peu le pôle d'attraction de ce qu'il y a en Europe de plus rétrograde ou conservateur. Dans ces conditions, conduire avec efficacité une politique d'équilibre mopdial, de coexistence pacifique, devient pour les Etats-Unis une tâche plus ardue que jamais. La solidarité démocratique se mesurant désormais presque exclusivement à la peur que l'URSS inspire aux petites nations, les États-Unis risquent de se trouver acculés au choix entre le maintien de la coalition démocratique et la recherche d'un compromis avec l'URSS. Adopter la première voie serait entretenir dans le monde une tension périlleuse ; suivre la seconde conduirait à la décomposition progressive de la solidarité démocratique et à l'extension du chaos nationaliste à travers l'Europe occidentale. Tels sont les principaux caractères de la maladie nationaliste qui mine l'expérience démocratique. Quiconque méditera sans parti pris sur ce sujet en viendra sans doute à penser que si l'on doit assister à des échecs partiels ou complets de l' expérience démocratique, cela proviendra moins des diffictùtés internes - sociales, confessionnelles ou institutionnelles - des différents pays démocratiques, ou des retards et des erreurs dans l'œuvre de décolonisation, que des conséquences funestes du nationalisme qui ressuscite en Europe. Les affaires économiques, militaires et étrangères forment la partie la plus importante de la vie des communautés modernes et, pour l'Europe, ces affaires ne peuvent être adéquatement administrées que sur le plan européen. Mais les démocrates ont renoncé à les aborder en accord avec leurs principes, c'est-à-dire en les confiant à des institutions fédérales, et ils recommencent à les traiter, selon les principes et avec les instruments de l'Etat national. L'échelle des valeurs entre démocratie et nationalisme s'en trouve une fois de plus bouleversée. La démocratie demeure la norme de la vie interne des États particuliers, mais elle n'est pas devenue le principe d' organisation de la vie publique dans ce grand territoire, d'une importance_ décisive, qu'est l'Europe. La politique étrangère, militaire et économique de-l'État national est orientée en dernière instance par le principe de la souveraineté nationale. Ce principe peut agir longtemps dissimulé sous des formules démocratiques et jusqu'à des slogans européens, mais il arrive un moment - et il est alors trop tard, d'ordinaire, pour changer de route - où il laisse tomber le masque et se présente selon sa vraie nature de nationalisme étriqué, violent, indifférent à toute forme de solidarité autre que celle de la nation. ALTIERO SPINELLI. (Traduit de l'italien)

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