Le Contrat Social - anno IV - n. 6 - novembre 1960

revue historique et critique Jes faits et Jes idées NOVEMBRE 1960 B. SOUVARINE ......... . W. W. ROSTOW ........ . ALTIERO SPINELLI ..... . MICHEL COLLINET .... . LÉON TOLSTOÏ ......... . V. A. MAKLAKOV ....... . - bimestrielle - Vol. IV, N° 6 Ombres chinoises Croissance des nations (II) Démocratie et nationalisme (Il) ANNIVERSAIRES Saint-Simon et la « société industrielle » Liberté et nécessité Tolstoï et le bolchévisme L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE S. LOCHTIN . . . ......... . LEONARD SCHAPIRO .... La guerre dans le roman soviétique La réforme judiciaire en URSS QUELQUES LIVRES D. W. TREADGOLD: Désirs et réalités R. V. BuRKs : L' «appareil» Comptes rendus par YVES LÉVY, PAUL BARTON, AIMÉ PATRI, LUCIEN LAURAT INSTl'rUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS .. Biblioteca Gino • Janco

• Au sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL MARS /960. B. Souvari ne Coexistence et lutte idéologique Richard Pipes Max Weber et la Russie E. Delimars Le retour de Lyssenko Leonard Schapiro Histoire et mythologie J. Ruehle Le thé8tre soviétique Lucien Laurat Marxisme et socialisation * PIERRE LEROUX DE L'INDIVIDUALISME.T DU SOCIALISME. JUILLET /960 B. Souvarine Khrouchtchevrévisionniste N. Valentinov Lénine philosophe Yves Lévy Les partis et la démocratie K. Papaioannou Marx et l'État moderne E. Delimars Difficultés de l'agriculture soviétique Alex I nkeles Les nationalités en URSS Daya Des valeurs essentiel/es en politique Raoul Girardet Sur la guerre subversive MAI /960 B. Souvarine La quintessence du marxisme-léninisme Paul lgnotus La Hongrie trois ans après W. Griffith Situation du révisionnisme B. Aumont Franceet URSS : économies comparées Léo Moulin Origines des techniques électorales Richard L. Walker Regards sur la Chine * Points d'histoire récente Staline et Trotski SEPTEMBRE1960 B. Souvarine Vent d'E.st Richard L. Walker Le culte de Mao Michel Collinet Saint-Simon et l'évolution historique Léon Emery Tolstoï et l'ère des masses Naoum lasny Revenus des paysans et des ouvriers en URSS Paul Barton Une tranche de vie soviétique * THéODORE JOUFFROY COMME.NTLE.SDOGMESFINISSE.NT Ces. numéros sont en vente à l'administration de la revue, 165, rue de l'Université, Pàris 7e Le numéro : 2 NF Biblioteca Gino Bianco__ _ •

revue l,istorÎIJIU d criiÎIJlllJes /11its et Jes iJüs NOVEMBRE 1960 - VOL. IV, N• 6 SOMMAIRE Poge B. Souvarine . . . . . . . . . . . OMBRES CHINOISES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 319 W. W. Rostow. . . . . . . . . . CROISSANCE DES NATIONS (Il) . . . . . . . . . . . . . 324 Altiero SpineIli . . . . . . . . . . DÉMOCRATIE ET NATIONALISME (Il) . . . . . . . . 335 Anniversaires Michel Collinet SAINT-SIMON ET LA "SOCIÉTÉ INDUSTRIELLE" 340 Léon Tolstoï . . . . . . . . . . . . LIBERTÉ ET NÉCESSITÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 348 V.A. Maklakov . . . . . . . . . . TOLSTOÏ ET LE BOLCHÉVISME 355 L'Expérience communiste S. Lochtin. . . . . . . . . . . . . . . LA GUERRE DANS LE ROMAN SOVIÉTIQUE . 359 Leonard Schapiro . . . . . . . LA RÉFORME JUDICIAIRE EN URSS.......... 365 Quelques livres D. W. Treadgold. . . . . . . . DÉSIRSET RÉALITÉS.............. .-......... ·......... 370 R. V. Burks . . . . . . . . . . . . . l'« APPAREIL» ... ·.................................. 372 Yves Lévy . . . . . . . . . . . . . . LE MOUVEMENT ULTRA-ROYALISTE sous LA RESTAURATION, de J.-J. OECHSLIN ...................... ·. . . . 373 Paul Sarton . . . . . . . . . . . . DAS HE/LIGERUSSLAND, de DMITRI TCHIJEVSKI..... . . 376 Aimé Patri . . . . . . . . . . . . . . LA PERSUASIONCLANDESTINE et LES OBSÉ.DÉ.SDU STANDING, de VANCE PACKARD . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . 378 Lucien Laurat . . . . . . . . . . LES DOCTRINESÉCONOMIQUES, de J. LAJUGIE......... 380 Livres reçus Biblioteca Gino Bianco

DIOGÈNÊ .. Revue Internationale des Sciences Humaines .. Rédacteur en chef : ROGERCAILLOIS N° 33 : Janvier-Mars 1961 SOMMAIRE PROBLÈMES DE L'ÉVOLUTION DES SOCIÉTÉS MODERNES TheodorW. Adorno Burra Venkatappiah . . . . . . . La statistique et la dynamique, catégories sociologiques. L'adaptation de la société traditionnelle à la société moderne de masse. Bertrand de Jouvenel : ....• , Le -mieux-vivre dans la société riche~ John Friedmann ..... ·..... ; Influence de l'intégration du système social sur le développement économique. Michel Col/inet . . . . . . . . . . . A propos de l'idée de 'progrès au XIX0 siècle. Pierre Burge/in Bernard Rosenberg et Dennis Wrong Oh ron i q u es Sur le passage du sacré au profane. La démocratie en Amérique. RÉDACTIONET ADMINISTRATION: 6, rue F~anJdin, Paris-16e (TRO, 82-20) Revue trimestrielle paraissant en quatre langues : anglais, arabe, espagnol et français. L'édition f~ançaise esf publjée par la Lib~airie Gallimard, 5, rue Sébci~tien~Bottin, Paris-7e Les abonnements sont souscrits auprès de cette maison (CCP 169-33, Paris) . . - .. Prix de vente au numéro : 2 NF 60 Tarif d'abonnement : France : 9 NF 20 ; Etranger : 12 NF . .

rev11e historique et critique des faits et Jes idées Novembre 1960 Vol. W, N° 6 OMBRES par B. John Keswick, directeur de Jardine, Matheson and Co à Hong-Kong, une des principales firmes britanniques qui aient commercé avec la Chine pendant plusieurs générations, passe à juste titre pour un homme des mieux avertis sur ce pays. Quand un visiteur le questionne maintenant, il répond : « Tout ce que j'ai eu l'occasion d'apprendre sur la Chine est aujourd'hui sans valeur. » Et il montre un cahier sur la couverture duquel on peut lire : « Ce que je sais sur la Chine ». A l'intérieur, ce sont des pages blanches. John Keswick, le vieil « homme de Chine », grand seigneur des relations avec l'Empire du Milieu, commente son cahier d'une blancheur éloquente en ces termes qui méritent de rester : « Seuls ceux qui comprennent la Russie soviétique peuvent comprendre la Chine rouge. » Cf. notre numéro de mai 1959, p. 185. LA CONSTITUTIOdNe l'État communiste chinois stipule, dès son Préambule : « Notre pays a déjà établi une amitié indestructible avec la grande Union des Républiques socialistes soviétiques », amitié qui « continuera à se développer et à se renforcer». Il appartient aux spécialistes de droit constitutionnel comparé de dire s'il existe un cas analogue de Constitution étatique dont l'entrée en matière affirme un tel principe de politique extérieure comme inhérent à la définition du régime. Dans son rapport sur le projet de Constitution qu'il a commenté et justifié, Liou Chao-chi motive plusieurs fois cette solidarité particulière entre les deux États communistes : « Ce fut seulement après la première guerre mondiale et la victoire de la grande révolution socialiste d'Octobre en Russie que le peuple chinois commença à Biblioteca Gino Bianco CHINOISES Souvarine s'apercevoir du déclin continu du capitalisme de l'Occident et de la grande aurore du socialisme», dit-il avant de rappeler que l'alliance avec l'Union soviétique était une des trois thèses politiques fondamentales de Sun Yat-sen. « Grâce aussi à l'aide de notre grande alliée, l'Union soviétique, notre pays a relevé en une brève période l'économie nationale », reconnaissait-il, et : « L'expérience des États socialistes avancés, à la tête desquels se trouve l'Union soviétique, nous a été d'une grande aide. »Sans aucune réticence., Liou Chao-chi déclarait encore : « La voie que nous suivons, c'est précisément la voie qu'a suivie l'Union soviétique. Cela ne fait pas le moindre doute pour nous. La voie de l'Union soviétique, c'est la voie conforme aux lois du développement historique et que suivra inévitablement toute l'humanité. Il n'est pas possible de ne pas prendre cette voie. Nous avons toujours considéré le marxisme-léninisme comme une vérité universelle. » Ces paroles qui engagent et la Constitution qui en codifie le sens datent de septembre 1954, cinq ans après l'instauration du régime communiste par la conquête militaire dont Mao Tsé-toung avait été le stratège. Depuis, l'alliance préconisée par Sun Yat-sen dans ses « trois directives» et dans ses dispositions testamentaires ne s'est pas seulement avérée indéfectible : elle a pris une tournure que Sun, chef du Kuomintang, n'avait pas prévue. Plus que d'une alliance, il s'agit pour longtemps d'une solidarité intime, essentielle, de par la victoire des armées communistes sur le Kuomintang. Les dirigeants actuels de la Chine

320 continentale ne cessent de la proclamer, de la définir comme une «unité monolithique », et même de souligner modestement la préémineD:ce de l'Union soviétique « à la tête des pays socialistes » (lire : des pays subjugués par les armes communistes). Et tantôt ensemble, tantôt alternativement, les voix et les plumes officielles réitèrent à Pékin et à Moscou l'expression d'une communauté de vues politiques, doctrinales, bref « idéologiques ». Les preuves en abondent, jusqu'à prendre un caractère obsessionnel : l'article Vent d' Est, dans le dernier numéro de notre revue, en rapporte un bon nombre ; on pourrait désormais en réunir tout un volume, car de septembre à novembre, Mao et ses acolytes ont multiplié les affirmations de coexistence pacifique et de conformisme marxiste-léniniste, notamment à l'occasion des anniversaires de la saison. Cependant une théorie à la. mode veut que ce ne soit là qu'apparence dissimulant la réalité d'un antagonisme foncier, tout au moins d'un « conflit idéologique » gros de conséquences. A l'appui de cette théorie, les exégètes disposent d'une imposante collection de sous-entendus, de prétéritions, d'allusions sibyllines qu'ils interprètent à leur gré comme autant de signes annonciateurs de rupture virtuelle. De telles spéculations seraient sans autre importance si elles n'impliquaient, pour les pays relativement libres où elles se donnent libre cours, des conceptions trop conformes aux intérêts de l'expansion communiste. * * * D'APRÈSL'EXÉGÈSE à la mode, Khrouchtchev et Mao seraient à couteaux tirés : chaque fois que les Chinois dénoncent le « révisionnisme » et prennent Tito pour cible, vitupérant en lui un « valet de l'impérialisme», c'est Khrouchtchev en personne qui serait visé, donc le pouvoir sovi~tique. Un_eprofonde divergence sur les perspectives de paIXou de guerre opposerait les deux partis communistes, donc les deux États, l'un à l'autre : l'un tenant pour la coexistence pacifique l'autre p~ur l'inéluctabilit~ des guerres jusques ef y compris la guerre atomique. Il y aurait à Pékin des « durs », à Moscou des «mous », des libéraux auxquels certains « staliniens » invétérés mène~ rajent la vie dure, ce qui expliquerait la conduite decon~ertant: ( ?) de Khrouchtchev quand celui-ci brandit tantot ses foudres, tantôt son soulier. On se borne à résumer ici à grands traits les versions qui fon~ prime. dans toute la presse et dont les ondes !adi~phoru9ues s?nt saturées, au point de rendre.inutiles maintes citations et références 1 • On examinera plus loin les principales. Elles se rangent sous la quotidienne rubrique du « conflit 1. Cf. in JJst et ,Ouest, B.E.I.P.I., Paris 1960 : « D'un pr~te~du confüt doctrinal entre le P.C. soviétique et le P.C. chinois », par Branko Lazitch (n~ 239) ; « Sur la controverse entre communistes chinois et communistes soviétiques » par Claude Harmel (n° 241) ; « Le différend soviéto-chinois ; LE CONTRAT SOCIAL idéologique», particulièrement fournie depuis le 9oe anniversaire de la naissance de Lénine (avril 1960). Il faut d'abord en indiquer les sources les plus récentes : Varsovie et Belgrade, sources communistes de pureté douteuse, intéressées à faire admettre l'idée d'un communisme acceptable, libéral et pacifique, celui de Khrouchtchev, contrastant avec un communisme intransigeant · et belliqueux, que Mao incarne. Ainsi « de l'avis de tous les Polonais conscients, M. Khrouchtchev reste l'homme de la paix, face aux dangereuses ombres chinoises et au stalinisme», écrivait le mois dernier un correspondant du Monde (22 oct.) pour qui, « si son prestige [celui de Khrouchtchev] était en baisse, si l'homme était si peu que ce soit, chez lui, menacé ou critiqué, la Pologne et aussi (Occident (...) ne tarderaient pas à le regretter ». Echantillon qui suffit à caractériser toute une marchandise. De Yougoslavie vient, racontée par Tito lui-même en 1958, la révélation selon laquelle un Chinois innommé estime qu'en cas de guerre atomique, 300 millions de Chinois peuvent périr, 300 autres millions survivraient néanmoins pour s'assurer la victoire. On sait la fortune de cette prévision qui dispense d'accumuler les données de même origine. Ce sont pourtant de telles «informations » qui alimentent la ·chronique du « conflit idéologique », les chroniqueurs rivalisant d'imagination pour tenir le public en haleine 2 • Il n'est d'ailleurs pas exact que le prétendu « conflit idéologique» date du 9oe anniversaire de Lénine, comme le disait un éditorial du Times londonien (3 août 1960). Si l'on ne remonte, pour abréger, qu'à une dizaine d'années en arrière, l'article Mao shares the World with Stalin dans le supplément «confidentiel» de The Economist de Londres (19 juillet 1951) et trois articles intitulés Stalin and Mao dans le New York Herald Tribune (3 août 1951 et suiv.) reproduits dans (~ 0 242) ; « Les rapports sino-soviétiques » (n° 244) ; 11 Chro- ~ique du .<t conflit » sino-soviétique » (n° 245) - pour ne mentionner que les études les plus récentes de ce bulletin. Dans le sens opposé, cf. in Problems of Communism, Washington, 1960 : << Strains in the Sino-Soviet Alliance», by Donald S. Zagoria (n° 3) ; « Pattern and Limits of the SinoSoviet Dispute », by Z. Brzezinski (n° 5). The Economist, de .Londres, ne cesse de publier, de source polonaise, des articles du genre de celui qu'a reproduit la Documentatio11 française (Articles et Documents, n° 0.1025) sous le titre : << Le conflit idéologique entre l'URSS et la Chine », paru en anglais le 8 oct. 1960. 2. « Il y a deux ans, les Polonais étaient convaincus que le leader chinois avait exercé une action modératrice sur M. Khrouc.'htchev. A présent, pensent-ils, les rôles sont renversés- : la frénésie inquisitoriale de la Chine a fait de M. Khrouchtchev le moins intolérant des deux » ( The Economi'st, 18 oct. 1958). « Il y a eu des rapports insistants de Varsovie et de Belgrade depuis le printemps dernier, d'après lesquels les Chinois communistes souhaitent aggraver la situation internationale · et jugent la politique soviétique trop prudente» (The New York Times, 10 août 1958). Selon Tito, accusant les Chinois d'hostilité envers sa politique, « certaines de leurs personnalités disent que, dans un .coi:ifljt armé, il resterait encore quelque 300 millions de Chinois » (les Nouvelles yougoslaves, 10 juillet 1958).

B. SOUV ARINE le Figaro (4, 6 et 9 août 1951) contiennent déjà l'essentiel des thèmes développés de nos jours, sauf celui de la guerre finale inévitable, et Staline tenant alors le rôle dévolu aujourd'hui à Khrouchtchev teinté à présent de nuances polono-yougoslaves. « Quelles sont les relations entre la Chine et l'Union soviétique et les relations personnelles entre Mao et Staline ? La Chine est-elle ou deviendra-t-elle titiste ? Le communisme chinois est-il maintenant le même que le russe ? La Chine communiste est-elle agressive ou pacifique ? » - telles étaient les questions liminaires formulées par The Economist, questions posées bien avant cette date et auxquelles s'efforcent de répondre ces divers articles. * * * OR L'ANALYSE des discours et autres textes publiés à Pékin lors du 3oe anniversaire du Parti (1er juillet 1951) permettait de noter que le nom de Staline n'était jamais mentionné ; que Mao se réclamait de Marx, Engels et Lénine, pas de Staline; que les Chinois s'attribuent implicitement la direction des mouvements révolutionnaires en Asie et dans tous les pays arriérés du monde ; que la Chine est plus « agressive » que la Russie, la première poussant à la révolution armée, de la guérilla aux batailles rangées, la seconde à des grèves, mutineries, sabotages seulement, outre une intense propagande de paix (<< coexistence pacifique») ; que Mao suit le conseil de Lénine de s'allier aux nationalismes des peuples arriérés, singulièrement aux musulmans; que la mesure du temps à Pékin n'est pas celle des capitales occidentales, les communistes ayant mis vingt ans à· conquérir la Chine, ce qui sert de base à leurs calculs. Et The Economist alors de conclure que Mao n'était ni un Tito, ni un satellite, mais un partenaire de Staline à égalité. Quant à devenir rivaux, « sur quels territoires? », l'avenir en déciderait. A Moscou, toujours en 1951, la propagande , affectait un ton protecteur envers le parti communiste chinois, sans mettre Mao en vedette ; « la tactique [en Asie] pouvait être chinoise, mais la stratégie [mondiale] devait rester soviétique », les peuples coloniaux acceptant l'enseignement de «Marx, Engels, Lénine et Staline». Sans entrer dans le détail de ces considérations, on remarque d'emblée ce qui perdure depuis dix ans et il saute aux yeux que le «libéralisme» de Khrouchtchev n'a rien à y voir : son nom est interchangeable avec celui de Staline. Il va de soi que pour Mao, de plus en plus grisé par le « culte de sa personnalité », Khrouchtchev compte encore moins que Staline 3 • 3. Sur le culte de Mao, le témoignage du Times de Londres et l'article si documenté de Richard L. Walker (cf. le dernier numéro du Contrat social) sont confirmés par The Economist du 1er octobre dernier, « The Cult of Mao », article reproduit en français dans la Documentation française (n° 0.1021). BibliotecaGino Bianco 321 D'ores et déjà, il apparaissait évident en 1951 qu'à Pékin et à Moscou, chaque tyrannie se comporte sous l'empire de ses nécessités intérieures : la plèbe laborieuse et les fonctionnaires communistes qui l'encadrent sont dressés à vénérer le chef indigène par-dessus tout. Les observations minutieuses des experts qui accumulent des indices, réels ou supposés, telle absence ou présence à telle cérémonie, telle chaleur ou froideur d'accueil en telle circonstance, etc., ne prouvent rien : Mao croit savoir mieux que personne ce qui convient à son régime, dans l'intérêt aussi de son prestige légendaire ; Khrouchtchev ne peut rien y redire, et vice versa. D'autre part, il est normal que la différence d'âge et de maturité entre les deux États pseudo-communistes se traduise par des attitudes, dans des expressions, d'ailleurs vaines, encore accentuées par une autre différence, celle de la table des valeurs dites «biologiques » ou démographiques. Tant que la Chine dépend de l'Union soviétique pour son industrie et ses armements, «l'agressivité» chinoise ne passe pas des paroles aux actes et ne dépasse pas le stade des incidents de frontières, incluant les îles côtières. Les affaires soviéto-chinoises sont de politique intérieure, répondait en substance un dignitaire soviétique au politicien étranger qui lui posait des questions indiscrètes. Les profanes dissertent de nos jours sur Khrouchtchev et Mao à l'instar de ceux qui, en leur temps, prenaient Staline pour un leader assagi, soucieux de réaliser « le socialisme dans un seul pays», et Trotski pour un extrémiste acharné à propager dans le monde « la révolution permanente». La même ignorance oppose à présent le Chinois belliqueux au Russe pacifique. Si Mao dénonce aussi bruyamment « l'impérialisme» en général et l'impérialisme américain en particulier, s'il menace aussi aisément de recourir à la guerre pour les faire disparaître, c'est qu'il n'a pas les moyens de démontrer sa théorie dans la pratique. Tant que son autorité n'est point reconnue officiellement par les ÉtatsUnis et les Nations Unies, il n'a d'autre ressource en politique extérieure que de les bombarder à coups de rhétorique, quand il se lasse de bombarder en vain Quemoy et Matsu. Rhétorique de maître-chanteur où il mêle confusément, et avec assez de prudence, l'inéluctabilité. des guerres et la coexistence pacifique. Mais que la décision de risquer une guerre ou de conserver la paix revienne à Moscou, non à Pékin, cela ne fait pas l'ombre d'un doute, sauf en Occident pour les « guides de l'opinion publique ». Les sarcasmes chinois à l'adresse du « tigre en papier» (l'impérialisme américain) et des « tigresses en papier» (les bombes atomiques) s'expliquent assez par les tergiversations et les ménagements inexplicables qui ont permis à Mao de chanter victoire après la guerre de Corée, les États-Unis n'ayant pas osé y faire le plein usage de leurs armes sous des prétextes futiles. On

322 nommait «tigres de papier » en Chine méridionale, il y a de cela un demi-siècle, une sorte de milice levée par les compradores et que Sun Yatsen désarma facilement en I 924 dans un faubourg de Canton. Il dépend des Américains d'en ~ir avec cette comparaison désobligeante, au premier acte hostile des communistes chinois dans le détroit de Formose, en leur administrant sans consulter personne la leçon qu'ils méritent, le langage de la force étant le seul que comprennent les communistes. L'expérience coréenne, entre autres fâcheux effets, a peut-être trompé Mao et son équipe quant à la possibilité d'une entreprise plus heureuse encore à Formose. Mais de toute évidence la « direction collective », à Moscou, ne l'entend pas de la sorte. En août 1958, elle a pu consentir au bombardement des îlots proches de la côte et en. fournir les moyens pour « tâter » le « tigre en papier », lors du voyage de Khrouchtchev à Pékin : rien de plus. Les experts occidentaux qui ont interprété ce voyage en dépit du bon sens n'avaient pas remarqué la présence du maréchal Malinovski auprès de Khrouchtchev, ni attendu les lendemains tonitruants de cette visite pour y voir l'illustration de l'hégémonie chinoise exercée sur la diplomatie soviétique. L'exhibition de Khrouchtchev aux Nations Unies, cette année, devait achever de confondre les experts. Il reste, en matière de bellicisme, la menace des 300 millions de Chinois maîtres du monde après une guerre atomique, sur les ruines de l' « impérialisme ». Puisqu'il est tant question de papier, il faut seulement s'étonner que le papier supporte, de Mao ou de ses disciples, ladite menace en papier. Aucun critère ne permet d'estimer à 300 millions le nombre des survivants chinois en cas de guerre atomique, aucun argument n'autorise à leur assigner la mission si intéressante de conquérir les décombres de la civilisation anéantie et nul ne croira que les communistes se trouveront . précisément parmi les 300 millions de rescapés, non parmi les 300 millions de victimes. Inutile de demander où sera le bol de riz, par homme et par jour, nécessaire aux soldats jaunes qui s'en iront (comment ?) planter le drapeau rouge (pour quoi faire ?) sur des terres calcinées ou vitrifiées où ne subsisterait plus âme qui vive. Ces divagations ne sont pas dignes d'examen et les gens qui, en Occident, les prennent au sérieux s'abaissent au même niveau. A la rigueur, leur seul intérêt serait de mettre en relief saisissant la pauv;e!é d'esprit, dé~à révélée par tant de traits, des epigones de Staline en Chine. Mao et ses compagnons ont su organiser une force militaire qui, à la faveur du chaos et contre un l_(uomintang sans cadres ni discipline, a pu dormner le pays épuisé par quarante années de · guerres civ~es compliquées de guerre étrangère. Il ne. s'ensuit nullement que Mao soit le continuateu~ ~tellecr:-iel de Marx et de Lénine, le penseur «gerual » qu encensent ses thuriféraires et auquel Biblioteca Gino Bianco _,_ ____ LE CONTRAT SOCIAL rend hommage une certaine intelligentsia occidentale dégénérée. Le parallèle qui s'impose est avec le ni plus ni moins «génial» Staline, héritier d'un pouvoir dont il a déshonoré jusqu'au nom en attendant d'être déshonoré lui-même par les courtisans qui l'avaient hissé sur son piédestal. Il paraît que Mao traverse le Yang-Tsé à la nage et qu'il écrit des vers (dont ne sont pas juges ceux qui ignorent la langue), mais quant à ses proses politiques, répandues à profusion, elles ne perdent rien à la traduction et ne laissent aucune illusion sur l'intellect de leur auteur : ce ne sont que mornes répétitions et délayages de formules empruntées à des devanciers et Rrivées de leur qualité initiale. * * * EN TANTque chef militaire, Mao s'est montré capable d'adapter des conceptions livresques aux conditions spécifiquement chinoises pour s'emparer du pouvoir. Mais le mot fameux que «n'importe quel imbécile peut gouverner avec l'état de siège» s'applique à lui comme à Staline, surtout quand l'état de siège atteint le degré de coercition terroriste instauré par les parvenus du «marxisme-léninisme». Les idées originales de Mao ont fait leurs preuves, entre autres le lavage des cerveaux, complément des sinistres parodies de procès copiées, comme les camps de concentration et les travaux forcés, sur les modèles soviétiques ; la limitation des naissances, aussi brutalement réalisée que brusquement renversée en sens contraire ; les « cent fleurs » qui ont vécu « l'espace d'un matin », juste assez pour attester la popularité à rebours du régime; la série des « contradictions », véritable tissu de platitudes et de sottises ; les hauts fourneaux de dimensions artisanales, producteurs de fonte et d'acier inutilisables ; les « communes » pseudo-populaires, enfin, dont il a fallu bientôt rabattre, mais dont les effets désastreux se font sentir dès à présent sur les récoltes 4 • On comprend que le « culte de la personnalité» de Mao, imité du culte périmé de Staline, soit nécessaire pour compenser les déficiences du personnage. Dans la même catégorie entrent les rabâchages relatifs à l'impérialisme et aux guerres inéluctables, au tigre en papier et à la supériorité des hommes sur les armes atomiques - fastidieuses redites compliquées de contradictions, celles-ci réelles et criantes, affirmant la coexistence pacifique et la primauté de Moscou à la tête des pays sous domination communiste 5 • Il n'y a de sérieux 4. Sur l'état désastreux de l'agriculture chinoise aprèt l'expérience des« communes »,cf.l'exposé de Branko Lazitch: « Le grand bond en avant de Mao ou Un pas en avant, d,wc pas en arrière (Lénine) » in Est et Ouest, n° 247. 5. « Ce fut Mao Tsé-toung, rappelons-le, qui en novembre dernier saluait publiquement l'Union soviétique comme la tête dirigeante du camp communiste, position qui est devenue l'étalon de l'orthodoxie communiste à travers le monde• (T_heNew York Times, éditorial, 20 août 1958).

B. SOUV ARINE dans tout cela que ce qui correspond aux faits vérifiables et qui puisse se traduire en actes : le reste est impuissance et chantage. Seul dans le . « camp socialiste », l'État soviétique détient les moyens de défier l'alliance atlantique et il ne s'en sert pas car il périrait dans une dévastation universelle, Khrouchtchev et son entourage le savent de science certaine. Quant à Mao, son jeu consiste manifestement en une double pression de maître-chanteur, l'une en fonction de l'autre. Sur les États-Unis, la pression chinoise s'exerce par l'intermédiaire des gouvernements soi-disant neutres, des partis prétendus libéraux ou progressistes dans les démocraties décadentes, des Nations Unies, etc., en même temps que par une intervention croissante dans les pays retardataires ainsi que dans les mouvements nationalistes dont le fanatisme accepte tous les concours. En revendiquant Formose que les Américains ne sauraient abandonner sans déchoir, Mao s'assure l'avantage d'entretenir impunément dans le monde un trouble qui grandit sa stature factice, à défaut d'obtenir une victoire sans guerre. Sur l'Union soviétique, la pression chinoise s'exerce sous forme de « conflit idéologique » et à coups de citations de Lénine, alors qu'il n'existe ni conflit ni idéologie, mais des chicanes de partenaires ayant leurs intérêts respectifs à défendre, réciproquement insatisfaits l'un de l'autre, solidaires dans leur commune entreprise d'impérialisme planétaire. L'aide soviétique à la Chine n'est pas gratuite, l'État créancier exige de l'État débiteur des remboursements et des prestations qui affectent lourdement l'économie chinoise. A plus forte raison Mao doit-il juger in~uffisante et onéreuse l'aide militaire qu'accorde Moscou et sans le surcroît de laquelle il n'aura pas de sitôt l'armée de sa politique extérieure. Rien ne confirme ce que raconte la presse occidentale à propos d'armement atomique en Chine. De même, les rapatriements de techniciens soviétiques n'excèdent pas les mutations normales après dix ans de coopération et d'échanges. L'hy- ' pothèse la plus plausible éclairant la phase actuelle des relations soviéto-chinoises serait donc celle qui prête à Mao l'ambition de se livrer à une nouvelle démonstration aéro-navale dans le détroit de Formose (impérialisme, tigre en papier, guerres inévitables), mais que la parcimonie et les vues de Khrouchtchev (coexistence pacifique, collaboration économique, Berlin en priorité) interdisent de mettre en œuvre. Condensée dans le cliché du « conflit idéologique», la théorie à la tp.ode implique l'admission aveugle de progrès matériels chinois tels que la Chine puisse éventuellement et à bref délai se détacher de l'Union soviétique pour suivre sa propre voie. On ne saurait davantage se tromper BibliotecaGino Bianco 323 soi-même et tromper tout le monde. C'est subir la fascination de chiffres fantasmagoriques que désavouent après coup les autorités communistes, alors que Tchia Tchin-yun, directeur de la Statis- · tique à Pékin, prononce crûment : « La statistique est une arme de la lutte des classes et de la lutte politique. Nos comptes rendus statistiques doivent refléter la grande victoire de la ligne générale du Parti. Ils ne doivent certes pas être un simple étalage de faits objectifs 6 • » La théorie à la mode induit en erreur les leaders de la coalition défensive qui résiste aux empiétements de l'impérialisme communiste, elle les incite à pactiser tantôt avec Moscou, tantôt avec Pékin, toujours au profit d'un ennemi insatiable. Elle fausse leur optique devant les manœuvres concertées de Khrouchtchev et de Mao quand la connivence profonde prend l'aspect fallacieux d'un antagonisme. La théorie à la mode donnait à entendre que l'Union soviétique ne préconise qu'avec tiédeur l'entrée de la Chine communiste aux Nations Unies : Khrouchtchev a récemment prouvé le contraire et plusieurs fois d'une manière éclatante 7 • Elle discernait des attitudes disparates, soviétique et chinoise, à l'égard de l'Algérie : leur identité devient incontestable 8 • Sur tous les plans, la théorie à la mode est réfutée par l'évidence. En définitive le « conflit idéologique » n'a guère plus de réalité essentielle que l' « unité monolithique » du communisme et, de par la nature des choses, ce sont précisément les rayons soviétiques qui dissipent les ombres chinoises. B. Souv ARINE. 6. Cité dans China News Analysis, Hong-Kong, n° 324, 20 mai 1960. 7. Discours violent et menaçant de Khrouchtchev aux Nations Unies le 1er octobre 1960. Il en a renouvelé les assertions en diverses circonstances qu'il serait oiseux de signaler en détail. 8. La reconnaissance du centre politique terroriste algérien comme gouvernement de f acta par Moscou, les multiples déclarations de Khrouchtchev témoignant d'une pleine solidarité avec l'insurrection séparatiste, l'envoi d'un cargo de matériel aux Algériens qui campent en Tunisie, les réceptions officielles et les manifestations organisées en URSS, des articles comme ceux de la Pravda et des / zvestia du 27 octobre, etc., en sont autant de preuves. Cf. d'autre part les paroles de Mao à Ferhat Abbas rapportées par celui-ci à son retour de Pékin, d'après Afrique-Action, Tunis, 24 octobre : « Rien ne sera fait à votre place. Il ne faut compter que sur vous. Cette guerre est votre guerre. Plus vous saurez être forts, plus vous aurez de soutiens. L'aide de la Chine vous est accordée totalement et inconditionnellement. Elle sera multiforme et évolutive. L'an dernier, nous vous aidions moins que cette année. L'an prochain, tout montre que nous pourrons faire davantage, compte tenu de nos moyens et de la situation internationale. » A Moscou, les dirigeants définissent leurs intentions en termes quasiment identiques. Enfin Mao, comme Khrouchtchev, encourage (surtout de la voix et du geste) le « nationalisme bourgeois » algérien, contrairement à la théorie à la mode qui lui impute la volonté de soutenir exclusivement les partis communistes.

CROISSANCE DES NATIONS II par W. W. Rostow VI. - La croissance et la guerre POUR QUE LE SYSTÈME des « phases de croissance» ouvre une perspective partielle sur notre temps qui puisse être utile et tenir tête au marxisme, il faut discuter du problème de la guerre et répondre aux questions que les marxistes posent sous la rubrique « impérialisme». Ce qui doit éclaircir la nature des dangers actuels et fournir des suggestions pour mettre un terme à la course aux armements et organiser· un monde qui compte de nombreuses nations nouvelles. . Les phases de croissance n'expliquent pas la guerre, mais le caractère de la guerre peut s'y rattacher. La transition a eu lieu dans un système d'États nationaux et souverains. La souveraineté nationale signifie que la nation se réserve en dernier ressort le droit de tuer les hommes d'autres nations pour la défense ou la poursuite de ce qu'elle juge être son intérêt. Les guerres procèdent en fait de l'acceptation de ce concept. Elles sont un héritage des sociétés traditionnelles et ne peuvent s'expliquer par les processus déclenchés par la transition aux sociétés modernes. Mais les guerres faites depuis le début de la transition ont leurs caractères propres. Depuis que l'Europe occidentale a entrepris de créer les conditions préalables du démarrage, les guerres ont été de trois genres : - guerres coloniales, engendrées par l'intrusion des puissances coloniales dans des sociétés traditionnelles, la lutte entre puissances coloniales et l'aspiration des peuples coloniaux à l'indépendance; - agressions régionales, guerres limitées qui éclatent lorsque de nouveaux États, aux premiers stades de la modernisation, se souviennent des humiliations passées et veulent profiter de possibilités nouvelles ; - guerres massives qui résultent de tentatives d'hégémonie sur le plan eurasien ou mondial. · Biblioteca Gino Bianco ------ A partir du xve siècle, les nations européennes se firent concurrence outre-mer pour le commerce, les bases et le potentiel militaires. Au début, le plus souvent, on ne visait pas à la puissance : le but était le commerce. Pourquoi dès lors ne faisait-on pas de commerce sans fonder de colonies ? Tout d'abord les nations comm~rçantes étaient déjà prises dans un système de concurrence à base de puissance militaire et politique, chacune étant contrainte non seulement de cultiver ses intérêts, mais aussi de priver d'autres nations de sources de puissance, par exemple en créant un monopole commercial dans une région coloniale. Ensuite, les colonies furent à l'origine souvent établies pour combler un vide. Le commerce normal aurait souvent été plus rationnel et sans doute moins coûteux; mais là où une société traditionnelle en Amérique, en Asie ou en Afrique ne pouvait ou ne voulait s'organiser pour le commerce moderne ou pour la production en vue d'exporter, un groupe économique pouvait persuader le gouvernement de créer des institutions politiques favorables à l'expansion. Mais cela fait, on passait du terrain des affaires à celui du prestige national et de la puissance, du monde de la comptabilité à celui du drapeau. D'autres puissances concevaient le désir d'avoir des colonies qui seraient le symbole de leur prochaine maturité. De 1870 à 1914, les colonies ne répondaient pas à - un besoin strictement économique ; mais la compétition continuait parce que les colonies étaient un symbole de s~atut. EJ dans :une olig~rchie de J?UissancesC<?loruales, l' evacuat1onposait un problème de prestige. La plupart des colonies furent acquises à un prix relativement bas ; mais l'abandon du statut impérial prend d'habitude la forme d'une guerre acharnée, sanglante, ou s'accompagnait d'une crise dans la métropole. La capacité des peuples coloniaux à imposer l'évacuation était toutefois fonction des phases de croissance. Les puissances impériales ne pouvaient éviter d'introduire des changements qui ..

W. W. ROSTOW poussaient la société coloniale vers le démarrage. Le ressentiment envers la domination étrangère entretenait le nationalisme ; et finalement des coalitions locales exerçaient une pression qui pouvait imposer l'évacuation. Dilemmes de la société de transition LES GUERREdSu deuxième genre ont tendance à résulter des dilemmes et des possibilités des hommes qui ont accédé au pouvoir sous la bannière de l'indépendance nationale, mais qui sont dès lors responsables d'une société de transition - agitée. On sait déjà qu'une réaction nationaliste sera sans doute au début l'élément unificateur de la nouvelle coalition qui vise à supplanter la société traditionnelle. Une fois au pouvoir, cette coalition doit choisir entre l'affirmation de la puissance nationale sur la scène mondiale, la consolidation du pouvoir central sur les forces traditionnelles qui demeurent dans la périphérie et la modernisation. Il est tentant de dévier une partie du jeune nationalisme vers des objectifs extérieurs, généralement ceux qui paraissent faciles à atteindre : tentative américaine de s'emparer du Canada français ; campagnes de Bismarck contre le Danemark, l'Autriche et la France de 1864 à 1871 ; mainmise du Japon sur la Corée en 1895 ; poussée russe en Mandchourie. A cet égard, les guerres de la Révolution française sont les plus grands exemples d'agression régionale. Ces aventures peuvent contribuer à maintenir la cohésion nationale dans une société où la modernisation soulève de difficiles problèmes intérieurs. Les tâtonnements de Nasser et de Soekarno, à la recherche d'une politique nationale unificatrice en 1955-59, ne sont pas chose nouvelle ; pas plus que les cris de guerre à propos du Cachemire, de l'Iran occidental et d'Israël ou la tendance des hommes politiques des sociétés de transition à brandir l'étendard anticolonialiste. Il est rassurant de constater que ces aventures, associées à la période finale des conditions préalables ou aux premiers stades du démarrage, ont d'habitude fini par se confondre dans l'aventure de la modernisation. L'Amérique après la guerre de Sécession, l'Allemagne après 1873, le Japon après 1905 et la Russie après 1920 furent trop absorbés chez eux pendant plusieurs décennies pour inquiéter le monde. Historiquement, l'âge dangereux vient avec l'approche de la maturité, les nouvelles ressources pouvant être concentrées sur l'expansion extérieure. Un certain décalage dans l'accès à la maturité · aide à comprendre les deux guerres mondiales et la guerre froide jusqu'en 1951. Revenons d'abord en arrière. Après 1871, l'Allemagne, qui avait pris un démarrage remarquable, se mit à marcher vers la maturité. Le Japon, après la restauration Meïji, mit quelque dix ans à asseoir solidement ses conditions préalables, puis connut les premières phases d'une croissance continue. De son côté, Biblioteca Gino Bianco 325 la Russie marcha à partir de 1890 vers un démarrage qui avait un air de famille avec celui des États-Unis un demi-siècle plus tôt. L'arène de puissance du xxe siècle prenait forme. A l'est de l'Angleterre, les nouvelles grandes puissances industrielles étaient l'Allemagne, la Russie et le Japon, l'Allemagne parvenant à la maturité vers 1910 ; et, en équilibre incer~ain sur _le bord ~e l'arène, le nouveau géant, les Etats-Unis, marchait aussi vers la maturité. Mais la poussée de l'industrialisation à travers l'Eurasie septentrionale ne fut pas uniforme. L'Europe orientale et la Chine en étaient encore aux premières phases agitées des conditions préalables. Rattachée à une grande puissance, chacune de ces deux régions pouvait, par sa situation géographique, sa population et son potentiel, changer radicalement l'équilibre des forces en Eurasie. En retard dans l'ordre de croissance, elles ne pouvaient éviter une étroite dépendance. Ce qui devait tenter à l'extrême l'Allemagne ~t le Japon, tour à tour alarmer et tenter la Russie, présenter un danger chronique pour la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis. La situation stratégique de ces _derniers pays fut bouleversée par l'extension de l'industrialisation, par la création d'une arène de puissance unique dans l'hémisphère nord et par l'apparition dans cette partie du monde de points faibles qui, à des degrés divers, incitèrent l'Allemagne, le Japon et la Russie à viser à l'hégémonie sur l'Eurasie. La vieille rivalité de la Grande-Bretagne et de la France fit place à la conscience d'un intérêt défensif commun, et les États-Unis devinrent la réserve stratégique de l'Occident. Pourquoi l'Allemagne, dans sa marche à la maturité, ne se consacra-t-elle pas exclusivement à accroître la consommation ? N'oublions pas que dans beaucoup de pays, une réaction nationaliste ambitieuse est à l'origine de la modernisation. Voilà ,en partie pourquoi l'Allemagne succomba en 1914 aux tentations de la puissance. Entre les deux guerres PouR TROUVEuRn lien entre la deuxième guerre mondiale et les phases d~ croissan<;e, il faut d'abord examiner ce qui s'est passé en Occident , entre les deux guerres. Les Etats-Unis avaient sombré dans une crise économique particulièrement grave en raison du problème du plein emploi à l'âge de la haute consommation; jusqu'en 1940, il y eut une majorité isolationniste due en partie à l'obsession des affaires intérieures qui se rattachait à la dynamique des phases de croissance. En Grande-Bretagne et en France, les dirigeants, et dans une certaine mesure le pays tout entier, étaient fascinés non par un passage rapide à l'âge de la haute consommation, mais par le retour à la « normale » d'avant 1914. L'apathie qui en résultait (sentiment d'un déclin des forces accompagné de conflits et de problèmes

326 intérieurs absorbants) engendra l'impuissance diplomatique à arrêter à temps l'agression allemande et japonaise. Pendant ce temps, au Japon comme en Allemagne, l'opposition la plus résolue aux hommes politiques relativement pacifiques des années 20 était le fait de ceux dont les ambitions remontaient à la réaction nationaliste des origines de la modernisation. On peut en dire à peu près autant du choix de Staline, arrêté définitivement à la fin de 1945 ou au début de 1946. Le peuple soviétique et le monde entier espéraient alors que l'URSS consacrerait ses ressources à la reconstruction et au bien-être. Mais encore une fois les soucis intérieurs de l'Occident, qui l'avaient amené à procéder à un désarmement précipité et à laisser un vide en Europe orientale, se combinant avec les possibilités incontestables qui s'offraient en Chine, créèrent une situation trop tentante pour l'expansion •soviétique. Pourquoi Staline, comme les Allemands et les Japonais avant lui, succomba-t-il à cette tentation au lieu de faire du bien-être son objectif premier ? Il faut de nouveau remonter à la réaction nationaliste qui contribua à créer la Russie moderne et qui devint un élément des impératifs particuµer~. à l'idéolo~ie communiste et ~ la politique interieure de 1 URSS. De plus, il est évident que Staline n'était pas prêt à affronter toutes les conséquences intérieures de l'âge de la haute consommation ; pas plus que ne le sont encore ses successeurs. Dans la mesure où les grandes luttes de puissance du :xxe siècle ont une base économique, celleci ne réside pas dans l'impérialisme, dans les nécess~tésd'~ prétendu stade de monopole du capitalisme ni même dans une compétition inévitable pour les colonies. Elle réside dans les contours de l'~ène. d~ puissance eurasienne, tels qu'ils sont determine~ p~r les stades rela!ifs de croissance, et en particulier dans les tentations et les craintes inspirées aux nouvelles puissances mûres par les sociétés de transition en Europe orientale et en Chine. Il peut paraître étrange que cette analyse s'arrête à 1951, la lutte entre le monde communiste et l'Occident n'ayant en effet pas pris fin avec le cessez-le-feu en Corée. Néanmoins au début des , ' annees 50 cette lutte a changé de forme, en raison de l'importance prise par les nouvelles armes nucléaires_et par suite des conséquences du processus de croissance en de nombreux points du globe. VII. - Un programme de paix VOYONS MAINTENANT, dans les grandes lignes comment on p~ut résoudre le problèm~ commun le plus important, celui <;l'une paix durable. Biblioteca Gino Bianco --- LB CONTRAT SOCIAL L'Union soviétique, les États-Unis et la GrandeBretagne possèdent aujourd'hui, la France et d'autres posséderont demain, des armes dont l'emploi pourrait provoquer l'anéantissement de celui qui en use aussi bien que de nous tous. En passant du duopole à l'oligopole nucléaire, la gamme des circonstances dans lesquelles ces armes P?U~r~ent être . rationn~llement employées se retrecit. Certes, si une puissance prend une avance assez grande pour pouvoir détruire d'un seul coup la capacité de rétorsion de toutes les autres la domination mondiale· pourrait constituer ~ objectif à court terme ; les efforts que fait l'Occident pour que Moscou n'ait pas cette terrible tentation sont justifiés. On dirait pourtant qu'une farce cosmique a été faite à l'homme. Si les armes nouvelles concentrent une énorme puissance aux mains de quelques sociétés parvenues à la maturité technologique l'effet en est de réduire leur capacité à user ration~ nellement de la force. La politique des grandes puissances est actuellement menée à deux niveaux distincts : l'un la dissuasion nucléaire mutuelle; l'autre, le nivea~ de la diplomatie, de la politique économique et des armes traditionnelles, où les grandes affaires du monde continuent à se traiter .. A ce niveau inférieur, les puissances ont à agir avec circonspection à l'égard d'États beaucoup plus faibles. En défiant Staline en 1948, Tito a fait en quelque sorte œuvre de pionnier dans l'exploitation de ce paradoxe. Nehru, Nasser, Ben Gourion, Adenauer entre autres (et à l'intérieur du bloc communiste Mao Tsé-toung et Gomulka) ont exploité !a même :7ein~. Les faibles ne peuvent pas touJours y reussir, comme les Hongrois en firent l'expérience en 1956; mais ils furent vaincus non pa~ avec des armes atomiques, mais par l'infanterie et les chars, et cela coûta cher à Moscou dans la lutte diplomatique et idéologique. Des sociétés qui en sont encore à la période des conditions préalables, comme l'Égypte, ou aux premiers stades du démarrage, comme l'Inde, la Chine, .la Yougoslavie, peuvent souvent faire figure de grandes puissances dans la diplomatie mondiale, grâce à la dispersion de puissance amenée par les armes nouvelles. Nouveaux théâtres de conflit Cette dispersion de la puissance ira en s'accentuant grâce à l'accélération des conditions préalables ou des débuts du démarrage dans l'hémisphère austral. De plus, la Chine et une partie de l'Europe orientale s'endurcissent avec leur démarrage ; le théâtre des deux guerres mondiales et de la première phase de la guerre froide n'existe plus. La Chine et l'Inde ont commencé à démarrer. Le Pakistan, l'Égypte, l'Indonésie et d'autres n'ont peut-être que dix ans de retard sur elles. 1:,edé~arrage est achevé au Mexique et en Argentine, en cours au Brésil et au Venezuela. Dans ..

W. W. ROSTOW soixante ans, le monde devrait compter beaucoup de nations nouvellement parvenues à maturité : elles ne seront pas nécessairement riches ou prêtes pour l'âge de la consommation de masse, mais elles pourront utiliser toutes les ressources de la science et de la technologie. L'Inde et la Chine, qui compteront à elles deux quelque 2 milliards d'âmes, seront des puissances parvenues à maturité. Le communisme ne régnera peut-être plus en Chine, non plus que la démocratie en Inde ; mais une croissance étalée sur trois générations devrait amener la maturité. Les intérêts composés continueront bien entendu à agir dans les sociétés mûres, qui disposeront de plus en plus d'armes modernes si la course aux armements se poursuit; mais si l'on ne sort pas - de l'impasse, cela ajoutera sans doute peu à leur capacité d'user rationnellement de la force. Même dans lesÉtats actuellement communistes, l'essentiel de l'augmentation de la production sera probablement canalisé vers la consommation. Pendant ce temps, les puissances nouvelles s'engageront probablement dans la course aux armements nucléaires, sans jouer pour autant les premiers rôles, et réduiront l'abîme militaire qui les sépare des puissances plus anciennes. L'arène de la puissance a dès lors des chances de devenir pour la première fois vraiment globale ; et la puissance y sera progressivement dispersée. L'image d'un monde bipolaire, déjà inexacte, le deviendra de plus en plus. Celle de l'hégémonie eurasienne, à la fois effrayante et séduisante, perdra sa réalité en même temps que la domination mondiale deviendra un objectif de moins en moins réaliste. Voilà le climat dans lequel se _présentera le problème de la paix. Vers le contrôle des armements LE PROBLÈMtEechnique consiste à créer un système de contrôle en vertu d'un accord sur un niveau raisonnable des armements. Toutes les nations devraient être ouvertes à des inspecteurs qui pourraient aller partout, à tout moment, sans préavis. Leur présence ne serait pas une garantie absolue contre une attaque-surprise, mais elle rendrait la situation mondiale beaucoup moins dangereuse. Les gouvernements occidentaux accepteraient sans doute un tel système s'ils étaient certains de l'efficacité de l'inspection dans les pays du bloc communiste. L'accord serait réalisé dès maintenant si la politique· soviétique était commandée par les seuls critères d'intérêt national qui déterminent la politique occidentale. Pourquoi l'Union soviétique adhérerait-elle maintenant, pour des raisons nationales, à un système efficace de contrôle des armements ? Elle a des chances de voir entrer dans l'arène mondiale de grandes nations nouvelles qu'elle ne peut dominer et qui, à 1nesure que la puissance Biblioteca Gino Bianco 327 atomique se répandra, pourraient provoquer une guerre désastreuse. L'intérêt fondamental de l'Union soviétique devant les armes nouvelles et l'avènement de nouvelles nations, est de nature défensive, similaire en cela à l'intérêt des Occidentaux. La vieille lutte pour l'Eurasie, fondée sur la vulnérabilité de l'Europe orientale et de la Chine, appartient au passé. Le seul choix rationnel pour l'URSS consiste à se joindre aux autres puissances nucléaires pour mettre sur pied un système de contrôle des armements d'une efficacité telle que lorsque la Chine et les nouvelles nations australes parviendront à maturité, elles entreront dans un monde ordonné. Moscou en a déjà une certaine conscience. C'est pourquoi les Soviétiques réclament l'arrêt des expériences nucléaires pour assurer un certain statu quo atomique. Mais on ne peut attendre des autres nations qu'elles permettent aux Trois Grands de leur barrer la route tant que la guerre froide se poursuivra dans les mêmes conditions, hormis les essais de bombes. La seule chose que les puissances actuelles puissent faire est de définir les conditions auxquelles la puissance sera diffusée à mesure que d'autres nations marcheront vers la maturité. On peut rendre la diffusion moins dangereuse, mais non l'empêcher. Le gouvernement soviétique devrait alors renoncer à l'hégémonie mondiale du communisme. Déjà, dans la pratique, comme Tito et d'autres en ont fait l'expérience, lorsque la Russie soviétique a eu à choisir entre la propagation du communisme en tant qu'idéologie et l'exercice effectif du pouvoir depuis Moscou, elle a choisi ce dernier. Les Soviétiques pourraient alors sans trop de difficulté accepter tacitement le statut national classique dans un monde de puissants États-nations tout en conservant pour l'usage extérieur la rhétorique de la religion de domination mondiale d'antan. La rhétorique d'une nation peut se survivre comme une musique de fond familière et apaisante alors qu'elle a perdu depuis longtemps tout rapport avec la réalité. Le dilemme soviétique PAREIL STATUT, q.ansun système de contrôle des armements, supposerait des changements révoluti_onnaires dans les rapports entre l'État et le peuple russes. Depuis quarante ans, on répète aux Russes que les lois de l'histoire font que le monde extérieur est implacablement hostile, que le pays a besoin d'une police secrète omniprésente et de crédits très importants pour les investissements et les besoins militaires. Chacune de ces propositions serait battue en brèche par l'instauration d'un système efficace de contrôle des armements, qui créerait en fait une société ouverte en Russie. Comment justifier l'État policier si les Occitaux pouvaient se présenter à tout moment,

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==