QUELQUES LIVRES tances, ont finalement cru trouver dans le marxisme ou dans ce que le bolchévisme leur présentait comme tel le supplément historique qui faisait défaut à leur philosophie. Tandis que les prêtresouvriers étaient conduits par leur inexpérience politique et sociale à admettre l'équation simpliste du communisme et de la classe ouvrière, les théologiens qui leur fournissaient caution étaient amenés à trouver aussi naturelle la synthèse du marxisme et de la pensée chrétienne que celle qui avait été effectuée en d'autres temps entre aristotélisme et christianisme. Ils entreprenaient donc de christianiser le marxisme sans se douter qu'ils allaient inévitablement aboutir. au résultat contraire : marxiser, ou plus exactement, dirions-nous, bolchéviser leur propre christianisme et finalement livrer intellectuellement au parti communiste les apôtres naïfs qu'ils mettaient hors d'état de résister aux sollicitations de responsables politiques et syndicaux infiniment plus rusés. Il convient de noter que, paraissant ainsi ourdir le procès des apôtres comme des théologiens, le P. Fessard demeure constamment soucieux de ne pas m2nquer à la charité chrétienne puisque, à aucun moment, il ne suspecte les intentions, la source de l'erreur étant pour lui en dernière analyse de nature intellectuelle. D'autre part, sa propre position philosophique et théologique étant en flèche, elle l'expose forcément en raison des réserves qu'il est amené à suggérer à l'égard du thomisme et ne se confond nullement avec celle des catholiques traditionalistes qu'on nomme « intégristes ». La construction philosophique personnelle du P. Fessard se propose d'établir l'incompatibilité dernière du christianisme et du marxisme ; elle se fonde directement sur la célèbre parole de saint Paul selon laquelle il ne doit plus y avoir ni juif ni Grec, ni maître ni serviteur, et même ni homme ni femme. Par là se trouvent définies ce que l'auteur appelle en style hégélien trois « dialectiques », résultant de ces oppositions à partir desquelles se constitue le mouvement à la fois naturel et surnaturel de l'histoire considérée dans la perspective chrétienne. Remontant à la source hégélienne, elle-même en partie de nature théologique, le P. Fessard admet que le marxisme procède de la dialectique du maître et du serviteur présentée dans un célèbre passage de la Phénoménologie de l' Esprit. M~is chez Hegel cette dialectique est équivoque puisqu'on peut la prendre soit du côté du maî~re, dont le caractère est illustré par son acceptation de la lutte, soit du côté du serviteur ou de l'esc~ave soumis à la contrainte du travail. De là vient qu'il y ait un hégélianisme de droite et un hégélianisme de gauche. De l'hégélianisme de gauche procède le marxisme, lequel épouse. la cause de l'esclave ; de l'hégélianisme de droite, l?ar ~e voie moins directe, le fascisme hitlérien qui choisit celle du maître. La contradiction demeure insurmontée. L'erreur du progressisme chrétien proBibl-ioteca Gino Bianco 315 cède de son côté de la dialectique du Grec et du juif qui, dans la perspective paulinienne, se rapporte à l'ouverture du judaïsme à la ge,ntilité : le chrétien progressiste met sa propre Eglise à la place de la Synagogue rebelle et voit dans le communisme international la nouvelle gentilité. Il croit ainsi appliquer la maxime de l'apôtre qui prescrit de se faire « tout à tous », se faisant communiste pour être compris ~ des communistes. Il oublie que l'apôtre n'a jamais recommandé de sacrifier aux idoles pour convertir les païens. C'est parce qu'il ne voit dans l'athéisme marxiste qu'un accident provisoire, méconnaissant ainsi la nature de la doctrine de salut temporel élevée par le système bolchévique à la hauteur d'une religion d'État. Reste la troisième dialectique qui, dans la conception paulinienne, opérant la transposition a11alogiquede l'homme à Dieu et de la femme à l'Eglise, résout le conflit du maître et du serviteur, mais en introduisant la dünension surnaturelle de la charité qui met l'amour à 1~ place de la crainte. A cet endroit peut être mise en lumière l'erreur des docteurs qui ont cru pouvoir concilier eschatologiechrétienne et eschatologiemarxiste, sans voir qu'ils ne pouvaient admettre dans une perspective chrétienne une eschatologie temporelle parallèle à l'eschatologie spirituelle : l'opposition du maître et du serviteur comme celle du juif et du païen, de l'homme et de la femme, ne peut être résolue qu'à la fin des temps, qui est surnaturelle. Les deux eschatologies s'avèrent inconciliables parce qu'elles sont concurrentes dans leur conception d'une fin de l'histoire. La dialectique chrétienne « interdit de supposer supprimées dans le temps des divisions dont la réconciliation définit la fin des temps » (I, p. 18). Il n'y a pas grand-chose à objecter à cette brillante démonstration dont la conclusion au moins devrait s'imposer à l'esprit de quiconque, croyant ou incroyant, est capable de raisonner froidement, même si tel détail, comme la filiation du marxisme classique à partir de la dialectique hégélienne du maître et du serviteur, paraît contestable. Mais les prêtres-ouvriers, noyés dans l'affectivité qui les portait vers ce qu'ils croyaient être un renouveau à la fois charnel et spirituel, n'étaient guère en état de raisonner froidement et d'ailleurs le refusaient expressément (cf. II, p. 105). Seules des personnalités exceptionnelles par leur lucidité comme par leur foi, tels le P. Loew, docker à Marseille, ou Madeleine Delbrel, auteur d'Ivry, ville marxiste, terre demission, que G. Fessard appelle « la militante d'Ivry », étaient capables de résister efficacement. Et l'on peut se demander si l'erreur des prêtres-ouvriers, favorisée par quelques docteurs thomistes, était seulement ou principalement de caractère théologique, ou doctrinalement philosophique. L'enseignement du séminaire, fût-il donné par les plus savants théologiens, pouvait-il les armer du minimum de connaissances sociologiques et politiques indispensable pour s'orienter dans le nouveau milieu
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