310 tendant que la campagne était dans l'ensemble bien vue par les ouvriers, il constate que certains prolétaires ne dormaient plus de la nuit, convaincus que leur tour ou celui de leurs parents arrivait. Manifestation caractéristique de la panique qui s'était emparée des citadins euxmêmes, le rapport relate l'opinion d'un comptable selon qui la déportation était l'œuvre d'un « saboteur » embusqué à un poste de responsabilité. CERTAINSDOCUMENTpSermettent d'entrevoir toute la complexité des réactions spontanées à la politique officielle. C'est ainsi qu'en 1929 un rapport de police (pp. 307-309) signale que les manifestations du 1er mai avaient été boycottées par les ouvriers de l'usine textile de Iartsévo, qui s'étaient mis à laver leur linge dans les baraques, alors que d'aucuns regardaient des fenêtres les communistes rassemblés pour la fête et leur riaient au nez. En revanche, le 4 mai les ouvriers commencèrent à préparer fiévreusement les fêtes pascales : ils nettoyaient leurs chambres, confectionnaient un gâteau de Pâques, etc. Dans la soirée, ils portèrent les gâteaux à l'église pour les faire bénir. Le lendemain, jour de Pâques, tout le monde, dans les baraques comme dans la rue, était en tenue de dimanche; on buvait et on chantait des chants religieux. L'auteur voit dans cette manifestation une preuve de l'attac~ement, des ouv~iers à la relig!on, phénomène explicable a son avis par leurs liens avec les paysans. Les faits semblent être infinjment plus complexes. Il n'est pas démontré qu'en URSS les prolétaires :soient, conformément à la thèse officielle,plus réfractaires à la foi religieuse que les paysans. D'autre part, il y a là un défi au régime dictatorial, une protestation essentiellement politique dont la forme est conditionnée par les circonstances et ne traduit pas forcément les sentiments intimes des partici-. pants. Il n'est pour s'en convaincre que d'analyser d'autres éléments d'information contenus dans le rapport en question. Par exemple un repasseur déclare que les ouvriers « sentent que c'est leur propre fête, et non pas celle des bolchéviks». Un nettoyeur s'exprime ainsi : « Cela est bon : que nos commissaires voient ce qu'est, de l'avis des ouvriers, la vraie fête. Je suis sûr qu'aujourd'hui l'église sera pleine, beaucoup plus que leur club. » Et un fileur d'ajouter que les programmes du club sont ennuyeux et agaçants, et que « naturellement, les ouvriers iront à l'église puisqu'ils n'ont pas d'autre endroit où aller ». Le rapport précise également que l'affluence à l'église fut beaucoup plus grande que les années précédentes et fait état d'une conversation, entendue le lendemain, au cours de laquelle un apprenti déclara : « Je pense que cela a donné à réfléchir aux bolchéviks, lorsqu'ils ont vu tant d'ouvriers à l'église (...). Les bolchéviks vexent les ouvriers, alors les ouvriers vexent les bolchéviks. » Et plus Biblioteca Gino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE loin : « Les bolchéviks font du mal aux ouvriers, donc les ouvriers leur font du mal. » D'évidence, les motivations sont trop nuancées pour qu'il soit permis de conclure simplement à l'attachement des ouvriers à la religion. Leur célébration de la fête de Pâques est avant tout une négation de la fête « bolchévique » du Premier Mai; ce qui compte, ce n'est pas Pâques en tant que fête principale de~ chrétiens, mais le fait. que sa célébration est condamnée par le régime. S'y ajoutent des motifs secondaires comme le caractère déplaisant des spectacles offerts par le club, etc. D'autre part, il est facile d'imaginer que l'attitude des ouvriers devant la religion ne peut pas ne pas être influencée, à la longue, p~r '" des manifestations de ce genre, quelle qu'en soit l'origine. Mais il s'agit là de phénomènes nouveaux, produits de l'expérience soviétique. Le caràctère semi-paysan de l'ouvrier russe, incontestable en lui-même, n'y a pas grande part. Étant donnée la nature de l'église orthodoxe, les attaches ainsi nouées avec elle peuvent facilement se maintenir pendant les périodes où elles 1;1e sauraient se manifester. Bernhard Rœder a fatt, pendant s~ détention dans les camps de Vorkouta, des observations fort intéressantes à ce propos 3 • L'EXEMPLqEu'on vient d'analyser a une portée plus générale. On ne peut que souscrire à la thèse que le professeur Fainsod formule dans sa conclusion : « Dossiers et documents sont peuplés d'êtres humains ordinaires qui s'efforcent désespérément de mener des vies normales au milieu d'événements extraordinaires et anormaux » (p. 446). Cependant de sérieuses réserves s'imposent à propos d'une affirmation comme celle-ci : « D'une manière fondamentale, ce qu'offre l'exl?érience de Smole!}skest ll!1 table~u vivant et poignant de gens pris dans l'imbroglio de la 'lutte entre le vieux et le neuf » (ibid.). 11 serait plus exact de parler d'une lutte entre les forces de la société réelle et l'appareil totalitaire qui s'efforce de les diviser, de les regrouper et de les refondre pour les faire entrer dans un modèle social artificiel. Lutte infiniment complexe parce qu'elle oppose des forces qui sont elles-mêmes en voie de transformation. Certes, les choses seraient plus claires si, à l'aggravation de leurs conditions d'existence, les ouvriers répondaient par la grève, au lieu de confectionner des gâteaux de Pâques ; s'ils allaient à la messe en tant que croyants, au lieu de s'attacher à la religion à force d'aller à la messe ou même à force d'en être empêchés; ou si la foi suivait, comme on l'observe dans certaines sociétés, la grande division de la communauté en population rurale et citadine. Mais le propre du totalitarisme est d'embrouiller à ce point les . 3. Bernhard Roeder : Der Katorgan, Cologne 1956. •
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