L. EMBRY bien des illogismes qui déconcertent la froideur doctrinale, mais dont Tolstoï entrevit la fatidique importance ; ses réflexions appartiennent dans une certaine mesure à la catégorie des prémonitions ; il n'y a pas à s'étonner dès lors qu'elles paraissent tâtonnantes et investigatrices beaucoup plus qu'explicites. Poussant son examen dans le même sens, luttant pour s'emparer de ce qui toujours échappe, l' écrivain semble aussi avoir noté le caractère contradictoire de l'action militaire à grande puissance et à grande portée; d'une part il ne cesse de la ramener à des effets purement mécaniques, mais en même temps il se rend très bien compte que cette manière de voir est _ trompeuse, que les impondérables entrent dans le jeu, que tout est toujours suspendu à un fil. Dussions-nous tout comme lui nous sentir enfermés dans l'impasse, nous avonc;; tout avantage à considérer les deux aspects d'une vérit~ qui reste une énigme. Il est patent que la guerre et l'insurrection sont d'abord pensées comme des chocs et des résistances, comme une mécanique, sans quoi il n'y aurait ni stratégie, ni tactique ; la phalange, la légion furent à la fois mur et bélier. Plus on met en œuvre des effectifs considérables et des armements compliqués, plus augmente le poids de la matière et la nécessité de l'employer selon des règles efficaces ; le seul fait d'ailleurs d'introduire les masses dans l'opération signifie déjà recours oblig~ au langage de la mécanique. Il n'est donc pas surprenant qu'on ait voulu rationaliser, moderniser les conflits entre peuples et même les conflits entre classes sociales ; en ce domaine aussi on a vu s'accroître l'influence des bureaucrates, des ingénieurs, des techniciens qui procèdent par calculs, plans et graphiques. Il se peut que l'époque napoléonienne ait commencé à fomenter de telles représentations ; Joseph de Maistre invente une illustre formule alors qu'il conçoit une armée en train de glisser sur le plan incliné de la victoire et l'on sait que Foch ne lui marchandera pas l'estime. De même, Tolstoï a bien l'air de se figurer la Grande Armée comme un énorme et lent projectile qui épuise sa force vive et les batailles comme des pesées qui se compensent jusqu'au moment où l'une des masses détruit l'équilibre de l'autre; c'est élémentaire et inhumain, perdu en quelque sorte dans la neutralité incolore de la matière. A nouveau nous sommes bien placés pour rendre hommage à la perspicacité d'un précurseur, les deux dernières guerres mondiales nous ayant donné avec une gigantesque insistance l'impression que les plus brillantes manœuvres des armées, que les exploits les plus héroïques, ne sont en définitive que broderies sur une grise toile de fond que tissent la puissance industrielle, la possibilité de produire, de transporter et d'ajuster d'énormes forces quantitatives. Que deviennent en cette industrie de la destruction les valeurs dont s'est nourrie l'épopée et qui furent longtemps préservées par l'histoire, que devient l'homme lui-même? Biblioteca Gino Bianco 297 NE NOUS HATONS PAS de conclure; résistons à la tentation de croire que l'homme est un matériau qu'on triture comme on veut, qu'on agglomère à d'autres. Il subsiste une différence entre lui et le robot ; même lorsqu'on l'a « conditionné » par tous les moyens, même lorsqu'on l'a groupé par milliers ou millions d'unités, on ne peut évaluer avec précision sa capacité de vouloir, de souffrir et de mourir. Nul doute qu'en 1944 comme en 1918 la décision militaire n'ait été due à l'intervention de la technique américaine, mais encore fallait-il lui laisser le temps de la préparation, ce qui supposa la résistance obstinée de Verdun, puis de Stalingrad. Deux fois la vague de l'invasion est venue se briser contre une digue, cela non pas tant parce qu'elle s'affaiblissait qu'en raison de l'opiniâtreté de la résistance et donc de la fermeté du vouloir. Voilà qui aurait corroboré les vues de Tolstoï qui se rangeait à l'opinion de ceux pour qui Borodino avait été une victoire russe. Peu importait d'après lui le critère conventionnel défini par l'occupation du champ de bataille ; plus significative avait été en cette rencontre mémorable la stoïque résolution de l'armée russe gardant ses positions jusqu'à la limite du possible en dépit de la violence exceptionnelle du feu adverse et de l'énormité des pertes qu'elle subissait. Cette attitude aurait décontenancé Napoléon, fait sourdre l'inquiétude dans l'âme de ses soldats, préparé les péripéties bien connues ; des facteurs moraux dont nulle métrique ne permettait d'évaluer l'importance pesaient ainsi sur l'événement et, se conjuguant avec cet incendie de Moscou dont le romancier devine fort bien le sens fortuit et pourtant naturel, le conduisaient hors des voies que la routine militaire dessinait avec assurance. Les forces morales et le hasard comptent décidément tout autant que les forces mécaniques, encore qu'on ne puisse jamais prévoir ni le lieu, ni le moment, ni la forme précise de leur inter·vention. Tolstoï écrivait La Guerre et la paix dans les a...'Uléesqui virent naître la première Internationale et commencer la publication du Capital ; il n'y a rien de positif à tirer de cette coïncidence, mais il est bien .regrettable que le doctrinaire n'ait pu emprunter au romancier une connaissance plus directe et plus concrète de la vie des masses. Pour comprendre les mouvements confus d'une foule ou d'un p~uple, le don de double vue est très nécessaire ; infàtigable théoricien, Marx pliait toutes choses selon les articulations de son système et c'est par la méconnaissance de l'homme réel qu'il pécha le plus gravement. Encore cette roideur idéologique fut-elle accentuée par ces disciples intempérants contre lesquels il se défendait en jurant par boutade qu'il n'était pas marxiste ; disserter pédantesquement sur les masses n'implique pas du tout qu'on soit capable d'en deviner les réactions. Quel dommage que Tolstoï, peintre inégalable de la guerre et de la vie militaire, n'ait pas été amené à porter son
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==