296 obsédé par une question que d'aucuns estimeront bien naïve mais dont sa pensée abrupte et directe, toujours tournée vers le concret, ne parvient pas à se dégager : comment comprendre que des millions d'hommes de toutes nationalités se soient pendant si longtemps, avec tant de fureur, heurtés en des luttes sanglantes qui ont balayé toute l'Europe entre Paris et Moscou, et dont n'ont résulté pour la plupart d'entre eux que souffrance et mort? Tout expliquer par la volonté de Napoléon, c'est recourir à une abstraction ou du moins à une personnification mythologique ; la grandeur élémentaire de l'événement postule d'autres causes, requiert d'autres points de vue. La vague s'est élevée pendant longtemps, elle a recouvert presque toute l'Europe, elle a atteint une limite et son reflux ne fut pas moins dramatique que sa course en avant; le romancier devine et affirme à màintes reprises que tous ceux qui participèrent à l'indescriptible phénomène y furent agrégés par leur volonté confuse, intégrés à titre d'acteurs et non point seulement d'instruments ou d'unités anonymes. La dissertation n'est pas très adroitement conduite, elle donne parfois l'impression de tourner en rond et l'on ne manquera pas d'observer d'autre part que l'écrivain s'évade d'une difficulté dans une autre ; mais il faut essayer de saisir par l'intuition ce qui est en-soi une intuition riche de sens. Une subversion du genre de celle qu'apportaient les guerres napoléoniennes. n'était certes pas sans précédent; on avait cependant pu croire que c'en était fini des catastrophes du passé, dont on ne conservait que des souvenirs fort vagues traduits en images superficielles. Depuis des siècles, dans l'Europe monarchique, on ne voyait plus que des conseils royaux, des chancelleries et des armées de métier, les masses ne paraissant pas sur le devant de la scène. Brusquement elles entraient en jeu par la vertu d'une révolution moderne, la guerre des peuples et des nations n'étant que l'extension ou la mutation de ce qui avait été guerre civile. La proximité de la tragédie en facilitait l'étude et permettait de sonder ce subconscient collectif auquel Jung en notre temps attribue une décisive importance. C'est à cause de sa Révolution que le peuple français s'était accoutumé à se considérer comme porteur d'un flambeau; lorsque la Convention inventa la mobilisation générale, la nation armée, la tactique de la guerre des masses et le vocabulaire de la guerre idéologique, elle suscitait aussi le patriotisme révolutionnaire et une farouche ferveur prosélytique. Le soldat .rouge, qui était alors un bleu, avait besoin de croire qu'il se battait pour la liberté, pour sa liberté; même après que la Révolution fut devenue césarienne, tout ne disparut pas des sentiments premiers, et notamment de l'orgueil plébéien. En un sens, il est bien vrai que de Valmy à Borodino la route fut rectiligne, et que le dernier .des caporaux se sentit lié par bien des fibres au « petit caporal » ; le mérite de Tolstoï est d'avoir fait dans_ l'histoire Biblioteca Gino Bianco ANNIVERSAIRES la part de la psychologie des foules, il lui attribue une signification majeure et la revêt des couleurs du temps. Nous dirions en notre pesant langage que le Français des années 1800 glisse sans rupture du civisme jacobin à l'impérialisme conquérant. Simultanément s'effectue chez le paysan russe devenu soldat une transformation d'une ampleur équivalente; lorsqu'on l'envoie combattre en Moravie, il marche par obéissance passive, automatisme militaire et parfois dévotion à la personne du tsar ; mais lorsqu'il s'agit de défendre la vieille terre mère et de repousser l'envahisseur, il sent renaître en lui le patriotisme instinctif et prend en quelque sorte la guerre à son compte. Tout cela, le roman le dépeint admirablement, en des scènes d'une vérité qui fait loi et que n'est venu altérer aucun parti pris ; mais les commentaires de !'écrivain ne sont pas inutiles, ne serait-ce que par leur aptitude à nous montrer comment il s'ébahit de ses découvertes et n'en peut plus détacher sa pensée. Qu'il ait vu dans les faits la participation active des foules à ce qui les dépasse, les subjugue et les immole, que d'autre part ce mystère charnel nous concerne très directement, voilà qui paraît hors de question. Depuis 1789, nous vivons en un complexe de révolutions et de guerres qui engendrent des réciprocités multiples, modifiant sans arrêt nos sociétés, imposant aux peuples sous nombre de formes des mobilisations de plus en plus fréquentes et dont, on peut dire qu'elles sont permanentes dans les Etats totalitaires. Rien ne serait possible, si le pouvoir politique ne provoquait et n'entretenait une large adhésion morale qui relève de la mentalité grégaire et ne se situe certes pas au niveau de la pensée claire. Il n'est pour en juger que de se référer à cette étonnante dialectique de la liberté qui spécule sur une énorme équivoque et s'avère pourtant infaillible en ses résultats : les hommes acceptent de se révolter et de se battre parce qu'on leur dit qu'ils vont se libérer, mais en fait cela ne s'entend, dans la meilleure éventualité, que de la classe ou de la nation, et ce transfert du personnel au collectif suffit pour que chacun se résigne aux plus dures servitudes, afin que soit proclamée une indépendance d'une nature toute sociale et non humaine. Nous avons eu, nous avons toujours, mille occasions de constater que l'idéal révolutionnaire est en réa)ité une passion collective à la fo~s artificielle _et spontanée, qu'à ce titre il ne saurait manquer de s'échauffer et de se vouloir expansif, qu'il dégénère en impérialisme tout aussi sûrement que la quête capitaliste du profit. Nous sommes en outre bien convaincus par de pro- . hantes expériences qu'au fond des cœurs et souvent chez les hommes les plus frustes sommeille un nationalisme qui n'attend que le moment de grandi~ comme une flamme sous le souffle des tempêtes. Il résulte de ces intrications psychologiques, de ce jaillissement des énergies confuses, de cette prédominance du collectif et de la masse,
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