Cinquantenaire de la mort de Tolstoï TOLSTOÏ ET L'ÈRE DES MASSES par Léon Emery QUE TOLSTOÏSOIT,tout comme Balzac, un grand historien, on peut le tenir pour admis ; mais les louanges qu'on décerne sans compter aux célèbres tableaux de La Guerre et la paix ne s'étendent généralement pas aux digressions dont l'auteur a chargé ou surchargé le troisième livre de son œuvre. Il est de bon ton de les déclarer encombrantes et fastidieuses, impitoyablement enclines au rabachage, bourrées tour à tour de truismes et de paradoxes·. Or nous n'en convenons pas du tout et les estimons hau- . tement intéressantes, dût l'esthétique du roman n'accepter qu'à regret leur intrusion ; le fait que !'écrivain parle à peu près exclusivement de la guerre n'est pas pour gêner et nous espérons montrer qu'il n'en résulte nul dommage quant à la valeur et à l'actualité de ses réflexions. Il importe d'abord de mesurer la part de l'ironie dédaigneuse dans les appréciations que porte Tolstoï sur les historiens français et russes de la période qu'il entreprenait de faire revivre ; elle est énorme, et cela s'explique moins par les contradictions déconcertantes que par leur suffisance, leur dogmatisme, leur promptitude à juger par raison démonstrative, à blâmer ou approuver comme des pédants de collège. Est-ce revanche de l'autodidacte qu'agacent les messieurs à diplômes, du troupier auquel les brillants officiers d'état-major n'en font point accroire? Cela s'entend aisément, mais il faut aller plus loin. Nul doute que Tolstoï ne soit principalement guidé par son instinct profond de la vie et de l'action, bien supérieur à toute science livresque ; il n'ignore pas que le sort de l'homme, dans la politique et dans la guerre, lui impose de se décider, sans jamais pouvoir connaître ni peser tous les facteurs de l'événement, 9;u'il y a toujours du pari dans la résolution qu on prend, que d'ailleurs toute situationest mouvanteet démentpar ses fluctuations les calculs les mieux 6tablis. L'empirismeet le ftair valentmieuxquelathéorie ; Biblioteca Gino Bianco la soumission partielle à la loi du hasard vaut mieux que les doctes illusions de ceux qui - après coup - morigènent ou félicitent comme s'ils détenaient le secret du succès. Il arrive que le plus prudent se perde et que le plus étourdi gagne par chance ou aventure. On dira naturellement que le premier a commis une faute, que le second eut un trait de génie, mais ce n'est que verbiage ou vaine théorie sans prise sur le réel. Tolstoï - nous l'allons bien voir - n'est pas du tout sceptique à l'égard de l'histoire; il demande seulement qu'on la débarrasse de prétentions qui l'égarent et d'une scolastique bien incapable de pénétrer en l'obscure complexité des choses. Ce robuste bon sens est encore à même aujourd'hui de nous protéger des servitudes d'une fausse science et il convient de s'en féliciter, puisque jamais ne furent plus patentes les ambitions des doctrinaires qui, dans leurs cerveaux ou leurs Instituts, déterminent « le sens de l'histoire », codifient la marche des sociétés, fixent par écrit la stratégie et la tactique des révolutions. Qui ne sait que l'exemple le plus monstrueux de cette aberration est fourni par le pseudo-marxisme moderne, devenu une prophétie systématique, un . planisme auquel il faut de gré ou de force, et par les· procédés les plus artificiels, soumettre toute la terre et tout l'avenir? A sa manière, Tolstoï sentit venir le règne des géomètres de la vie sociale, des logiciens de la politique, de la guerre et de la révolution, des intellectuels préfabriqués et fanatiques ; sa méfiance se justifiait bien plus encore qu'il ne le pouvait croire. LAISSONS CE PRÉLUDEet venons-en à ce qui domine tout. Enfoncé pendant P.lus de cinq ans dans l'étude d'une crise déJà légendaireet cependantrès proche, le romancier est
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