Le Contrat Social - anno IV - n. 5 - settembre 1960

290 Cependant il craint la continuation du chaos révolutionnaire et métaphysique auquel l'histoire ne fixe pas de limites précises dans le temps. Pour élaborer le nouveau système philosophique, l'humanité a besoin de génies qu'il compare à des pivots 12 de l'histoire. Aujourd'hui, la révélation et l'imagination ne leur suffisent pas ; celles-ci ne sont plus les sources du progrès humain devant celui de la raison. Les méthodes des grands fondateurs de religion, auxquels Saint-Simon aime à se comparer, sont périmées. En bon disciple de Locke et de Newton, il veut extraire sa création d'une perception raisonnable des faits éclairés par sa philosophie et par l'histoire. Et son régime industriel est l'aboutissement de huit siècles de Communes qui ont progressivement substitué la production et le commerce à la conquête et au vol. Le eu lte du génie DANSla société industrielle devenue organique, l'individu ne sera plus qu'un élément sélectionné d'un ensemble. La création sera le fait d'institutions spécialisées, non de génies isolés. Mais il n'en est pas de même dans la période transitoire. Dans sa première œuvre, écrite en I 802, les Lettres d'un habitant de Genève, Saint-Simon fait au génie une place exceptionnelle; c'était sous la dictature de ce modèle du génie historique que fut Bonaparte, et il se contente d'ajouter s 1 voix au chœur des admirateurs : Beethoven, Gœthe, Hegel et autres. En 1808, il salue l'empereur comme le chef scientifique de l'humanité 13 , cumulant les pouvoirs temporel et spirituel dans un esprit positiviste. Avec les désastres de 1813, il perd sa foi dans le rôle progressiste de Napoléon, et ne voit plus en lui qu'un esprit rétrograde qui aurait tenté de ramener la société à un niveau féodal. Il se félicitera de la défaite de 18 I 4 14 et, dans sa quête fébrile de réformes immédiates, il ne négligera aucune occasion de faire sa cour aux Bourbons. En 1802, il inaugure le culte du génie dont le but pratique est d'assurer l'existence matérielle des vingt et un savants les plus éminents de l'époque, en les rendant indépendants des gouvernements et des académies. C'est l'occasion d'attaquer vivement les mœurs académiques 15 . 12. Fourier emploie le même terme pour désigner non un indjvidu, mais une coutume morale (par exemple le mariage monogamique). Marx, dans ses Thèses sur Feuerbach, attribue un rôle analogue au philosophe qui transforme le monde. 13. « L'empereur est le chef scientifique de l'humanité comme il en est le chef poHtique. D'une main, il tient l'infailHble compas, de l'autre, l'épée extermjnatri~e des opposants au progrès des lumières. Autour de son trône doivent se ranger les plus Hlustres savants du globe comme les plus vaillants capitaines >1, Introduction (OC, t. I, p. 61). 14. Du système industriel, XXII, p. 15. 15. • L'esprit académique tendra toujours à conserver Jes opinions qu'il a admises, se regardant comme le dépositaire de la vérité ; il attaquerait lui-même sa prétendue infaillibilité s'il changeait d'opinion (...). Avec quelle adresse, il a étouffé les débats qui pouvaient éclairer l'humanité, toutes les fois qu'ils ont pu nuire à sa propre existence », L tres d'un habitant de GenitJe ( OC, t. I, p. 7). Biblioteca Gino Bianco ANNIVERSAIRES A leur conservatisme, il oppose l'esprit novateur de l'homme seul 1 6 • Sa conclusion est radicale : il faut supprimer les académies. Malheureusement, cette conclusion est en contradiction avec le rôle de souverain absolu qu'il attribuera aux académies dans sa société industrielle. La hiérarchie des connaissances et des fonctions, la réglementation des initiatives y laisseraient une faible place aux inspirations fulgurantes du génie isolé et une autre, très grande, aux académiciens « endormis ». Par une inconséquence analogue, il s'adressera à ces académiciens malmenés pour les prier de le tirer de la misère ... Son apologie du génie isolé perd tout sens puisqu'il donne le pouvoir spirituel suprême aux vingt et un génies sélectionnés, devenus le Conseil de Newton. A la fois savants, prêtres et démons, ils représentent Dieu sur la terre et se situent entre lui et les hommes. Travaillant à l'amélioration de l'humanité, ils dirigent la nouvelle religion dont les vertus cardinales sont le talent et l'utilité. Le culte est rendu à Newton, ce génie supérieur en l'honneur de qui seront élevés temples et mausolées où les hommes viendront obligatoirement, à intervalles réguliers, faire acte d'adoration. L'aréopage désigné sera le nouveau Saint-Office chargé d'imposer le dogme et ses opinions auront un caractère sacré 17 • Cette religion, dégagée de toute révélation) indifférente aux consciences, a pour but de renforcer la cohésion de la société positiviste en en sanctifiant la hiérarchie et les projets; moyen spirituel de gouvernement, elle remplace les moyens traditionnels qui sont « militaires » et, à ce titre, sont considérés par Saint-Simon comme incompatibles avec le progrès des lumières 18 • Ce n'est pas dans la société médiévale, rongée par la rivalité des pouvoirs, qu'il va chercher son modèle, mais dans les grandes théocraties de l'Égypte et des Indes, où le gouvernement était exercé par une caste sacerdotale fermée qui monopolisait en même temps la connaissance des vérités scientifiques et la direction du culte, fondement de l'ordre social 19 • 16. « Les chefs-d'œuvre sont dus à des hommes isolés, souvent persécutés. Quand on en a fait des académiciens, ils se sont presque toujours endormis dans leur fauteuil 11 (Ibid., p. 7). 17. « Les opinions scientifiques, arrêtées par l'École, devront edsuite être revêtues des formes qui les· rendent sacrées, -pour être enseignées aux enfants de toutes les classes et aux ignorants de tous les âges», Introduction (OC, t. I, p. 219). Plus tard, dans le Mémtnre sur la science de l'homme, Saint-Simon demande aux sociétés savantes d'élire à Rome le pape dè la « nouvelle théorie scientifique 11. 18. cc La reHgion est la collection des applications de la science générale au moyen desquelles les hommes éclairés gouvernent les hommes ignorants ,,, Introduction (OC, t. I, p. 213). 19. Décrivant l'Égypte, Saint-Si.mon écrit: « On acquiert la conviction que le pouvoir sacerdotal et la capacité scientifique sont identiques dans leur essence • (Mlmoire ,ur la science de l'homme, XL, p. r35).

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