288 pas entériner le chaos ou s'égarer dans les utopies métaphysiques, doit se donner pour but la discrimination des éléments qui constituent la réalité présente. Élève de d'Alembert, Saint-Simon transpose dans sa philosophie de l'histoire le déterminisme mécanique : le mouvement d'un système m1tériel peut se décrire quand on connaît les positions et vitesses initiales de ses différentes parties. Il en sera de même dans le système social dont les éléments obéissent à ce qu'il nomme, après Turgot et Condorcet, « la loi suprême du progrès de l'esprit humain» 3 • Analogue à la Providence de Bossuet ou aux « lois éternelles » de Vico, cette loi s'impose aux hommes, qui ne peuvent maîtriser son action 4 • Elle joue dans la pensée saint-simonienne un rôle comparable au jeu des forces productives dont Marx dira qu'elles déterminent la conscience des hommes, mais elle n'est plus pour lui comme pour Condorcet le produit d'une raison universelle et permanente : elle dérive de l'ordre du monde au même titre que la gravitation. La raison, au contraire, en est pour SaintSimon une conséquence; c'est un fruit tardif de l'histoire remplaçant progressivement l'imagination primitive : thèse évolutive que l'on pourrait croire empruntée à Vico, auquel cependant Saint-Simon ne fait jamais allusion. Chez Condorcet le progrès avait une allure militante, celle d'une victoire des lumières sur les ténèbres, qu'adoptèrent les partis démocratiques depuis le x1xe siècle. Rien de tel chez Saint-Simon : les luttes ne créent rien, elles sont seulement les symptômes visibles d'une évolution que les hommes, avant lui, n'ont pas su comprendre. L'esprit positif n'a pas à fabriquer de plans préconçus 5 , ni à suppléer par l'imagination aux lois de l'histoire : leur connaissance lui permet de prévoir et d'orienter son action. Si le progrès est une loi de l'univers, du « grand monde », comme dit Saint Simon, il est aussi le fait de l'homme, le « petit monde », qui est de même essence que le premier. _Si, comm'! il le pense, la loi de la gravitatio.:i universell'! est la loi unique en quoi se résument tous les phénomènes de l'univers, elle doit s'appliquer aux structures so:iales com-ne a1..1xstructures individuelles, physiques et morales. Cette loi unique, descendue des hauteurs célestes dans la psyché de l'homme, Saint-Simon la déduit de son intuition analogique. Intuition très à la mode en ce début du x1xe siècle : on la trouve chez les illumi3. L'Organisateur, XX, p. u9. 4. ((Les hommes ne sont pour elle [la loi] que des instruments. Quoique cette force dérive de nous, il n'est pas plus en notre pouvoir de nous soustraire à son influence ou de maîtriser son action que de changer à notre gré l'impulsion primitive qui fait circuler notre planète autour du soleil » (Ibid., p. I 19). 5. • A aucune époque, le perfectionnement de la civilisation n'a obéi à une marche ainsi combinée, conçue d'avance par un homme de génie et adopt~ par la masse• (Ibid., p. nS). Biblioteca Gino Bianco ANNIVERSAIRES nistes, plus ou moin5 disciples de Swedenborg, et chez Charles Fourier. Mais, à la différence de ces mystiques pénétrés d'une cosmologie animiste, Saint-Simon reste un mécaniste, le disciple ou l'ami des grands mécaniciens du xv111e siècle : d'Alembert, Euler, Clairaut, Laplace, Lagrange, etc. Sa méthode analogique est rationnelle et matérialiste 6 : l'homme est un rouage de tout ce qui le domine et l'environne, mais un rouage complexe comme le veut la vieille idée du microcosme 7 , image réduite du macrocosme. L'univers physique et moral se réduit à un dualisme du solide et du fluide, dont les combinaisons en proportions variées donnent toute l'échelle des êtres depuis les corps bruts jusqu'aux corps organisés 8 , la vie n'étant qu'un effet de la quantité et de la subtilité des fluides qui les pénètrent. Ils sont la cause des phénomènes que l'homme ne perçoit pas, mais qu'il ressent et auxquels Saint-Simon donne un contexte poétique ou divin. Il est poussé dans cette voie par l'usage des fluides hypothétiques : magnétique, calorique, éthéré, etc., que faisait la physique de son temps, sans parler du magnétisme animal inventé par Mesmer, qui prétendait par là relier le « petit univers » humain au << grand univers » astral. Bien qu'il se réclamât du matérialisme de Cabanis ou de Bichat, Saint-Simon n'hésite pas à rapprocher ses conceptions de celle de Platon, projetant dans le monde extérieur ce qu'il avait décelé dans l'âme humaine, et par ce détour il ne doute pas qu'il soit le Socrate des temps positifs. Pour cet esprit nourri de rationalisme, comment préciser la part de l'illumination et celle de l'automystification ? Il mêle si étroitement à ses croyances le désir de convaincre qu'il est capable de chercher des arguments dans les superstitions à la mode. Par exemple, il met dans la bouche de Socrate s'adressant à Platon ce petit discours fort ambigu : « Les principes que vous produirez seront des guides que les hommes adopteront sans r~pugnance parce que vous leur présenterez comme étant donnés par le grand ordre des choses qui gouverne à la fois le grand monde et le ·petit» 9 (souligné par nous). Cette interprétation du cosmos et de l'homme propre aux traditions gnostiques, il ne la rejette pas : il veut l'intégrer dans la physiologie positive, encore balbutiante, et qui doit servir de tremplin à la dernière venue des sciences, la physiologie sociale, qu' Auguste Comte appellera la sociologie. Le grand espoir de SaintSimon est de lui trouver une méthode et des postulats. Convaincu que le progrès des corps 6. « Je me représente l'homme comme une montre enfermée dans une grande horloge dont elle reçoit le mouvement», Introduction aux travaux scientifiques du X/Xcsiècle ( OC, t. I, p. III). 7. « Dans l'homme existent S\11' une petite échelle tous . les phénomènes, c'est-à-dire ceux qu'il voit et même ceux qui échappent au sens de sa vue » (Ibid., p. III). 8. Cf. Mhnoi.re sur la sciq11çdee l'homme, XL,. 9. Ibid., p. 258, ..
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