284 à vivre sous un pouvoir unique, à parler la même langue, à regarder Paris comme leur centre culturel et politique, les ~ois de France avai~nt fait d'eux une nation relativement plus consciente et plus unie qu'aucune autre de ce temps-là, et ils leur avaient laissé en héritage un ~ppareil d'État puissant et très centralisé. Abolie la monarchie, comme la faiblesse intrinsèque de la conscience démocratique de l'époque avait fait échouer la tentative de suppression de l'État centralisé et qu'il fallait chercher, pour la souveraineté, un nouveau titulaire qui fût capable de tenir tête avec succès à la tradition monarchique encore forte, la nation apparut comme le plus puissant des prétendants au trône vacant. Les démocrates eux-mêmes décidèrent que l'État serait dorénavant l'expression de la souveraineté de la nation française. En suscitant ainsi le nationalisme, les démocrates français se donnaient l'illusion d'avoir un allié à la fois fort et docile. Fort parce que, s'ajoutant au sentiment traditionnel de la communauté de langue et de coutumes, le sentiment de la puissance renforçait la conviction orgueilleuse et spontanée qu'a la nation de sa propre supériorité, en l'imprégnant d'une puissante ambition politique et d'un degré élevé de combativité contre l'ennemi intérieur et extérieur; docile parce que l'État démocratique, haussé au rang d'incarnation de la nation, réussirait à obtenir de ses citoyens une fidélité de plus en plus exclusive, dont l'État n'avait jamais bénéficié sous l'Ancien Régime et qu'une démocratie fédérale n'aurait pas pu exiger. Désormais le modèle français de l'État-nation fut considéré avec admiration et envie par toutes les nations qui n'étaient pas organisées en communautés politiques. Parallèlement à l'enthousiaste découverte par les romantiques de la richesse et de la variété des cultures populaires qui existent dans toutes les nations, commença à se répandre partout l'idéal de l'unité et de la souveraineté nationales. De plus en plus faiblement contesté, de plus en plus universellement accepté, le principe de l'unité et de la souveraineté nationales est devenu au xrxe siècle et dans la première partie du xxe le principe fondamental de légitimité pour les États européens, s'enrichissant de justifications mythologiques toujours nouvelles et toujours mirobolantes, telles que le racisme, la troisième Rome panslave, la renaissance de l'Empire romain, et se répandant aussi dans le monde colonial, où la volonté d'émancipation tend souvent à découvrir ou même tout simplement à inventer des nations pour prendre appui sur le mythe ainsi créé. C'est par là qu'on en vient à énoncer le fameux droit d'autodétermination des nations, droit selon lequel le sentiment d'une différenciation nationale justifie, dans des circonstances déterminées, la sécession d'une minorité nationale d'avec le corps politique à qui elle appartient. Aujourd'hui encore seuls les Etats nationaux sont considérés par l'opinion générale comme des formations BibJioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL véritablement «naturelles», ce qui ne cesse de compliquer notablement la vie politique intérieure de ce pays binational qu'est la Belgique et fait regarder avec une stupeur mêlée d'une pointe d'incr~dulité la tranquille h3:rm~nie où vivent les Suisses dans un Etat qui n est pas national. Comme les anciens régimes, après la Révolution française, étaient surtout représentés. par les trois empires supranationaux - Empire des Habsbourg, Empire ~usse, _E~pire turc, ~ la lutte pour la démocratie s'allia a la lutte nationale de façon assez profonde pour qu'elles apparussent comme deux aspects indissolublement liés - l'un politique, l'autre émotif - d'un même nouveau monde en gestation. En réalité le principe national, qui fai~ait de l'indi~idu une ~imple expression de la nation et .plaçait les _droits, ~e celle-ci au-dessus des droits de celui-là, etait contraire, en ses implications les plus profondes, à l'expérience démocratique et devait à la longue lui être fatal. Il est vrai sans doute qu'au commencement et pendant un certain temps, la symbiose de la démocratie avec le nationalisme atténua ce qu'il y avait en celui-ci de poison totalitaire, car qui disait nation disait en même temps liberté. Mais chaqu~ fois que cessa!ent de coïncider les exigences nationales et les exigences démocratiques, c'étaient ces dernières, toujours, qui s'inclinaient, car la démocratie finissait par apparaître comme une des formes possibles et transitoires de l'État-nation, lequel, en revanche, était la valeur politique permanente et absolue. Le triomphe du nationalisme LA PREMIÈRDEÉFAITEgrave de la démocratie aux prises avec le nationalisme eut lieu, on l'a dit, pendant le cours même de la Révolution française. Celle-ci, dans toute l'Europe, fut saluée par toutes les forces de rénovation comme le commencement d'un monde nouveau. Les vieux régimes s'écroulèrent ou furent gravement ébranlés, et les nouvelles républiques qui surgissaient çà et là cherchèrent à établir un lien organique avec la grande expérience qui partait de Paris. A la suite des succès militaires et politiques de la révolution,. se posa d'une façon tout à fait actuelle le problème d'une organisation démocratique de l'Europe. Mais les démocrates français avaient placé la souveraineté de la mythique nation française à la place de celle du roi, et ils avaient identifié la nation avec l'État autoritaire et centralisé hérité de la monarchie. Capable de dominer d'autres peuples, mais non de s'associer à eux en une communauté plus large, l'État national français issu de la révolution constitua ·un infranchissable obstacle à l'unité des peuples qui fut tentée sous la forme, inéluctablement éphémère, de l'empire militaire de Napoléon. La seconde défaite, beaucoup plus grave, car loin .d'être éprouvée comme telle elle fut, tout au contraire, saluée comme une succession de
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