274 le nationalisme xénophobe est le mobile le. plus important dans la transition des sociétés traditionnelles aux sociétés modernes, bien plus important que le mobile de l'intérêt. Les hommes veulent extirper les sociétés traditionnelles non pas pour gagner plus d'argent, mais surtout parce que la société traditionnelle ne peut pas ou risque de ne pas pouvoir les soustraire aux humiliations de la part des étrangers. En Allemagne, c'est certainement un nationalisme né des humiliations subies et des espoirs d'avenir, chez les junkers et les hommes de l'Est plus que chez les commerçants et les libéraux de l'Ouest, qui en a été le moteur. En Russie, une série d'invasions et de défaites militaires fut le grand facteur du changement : Napoléon, la Crimée, la guerre russo-japonaise, la première guerre mondiale. Au Japon, le sort en fut jeté grâce à l' « effet de démonstration » non pas des hauts profits ou des biens de consommation manufacturés, mais de la guerre de l'opium en Chine au début des années 1840 et des sept vaisseaux noirs de l'amiral Perry dix ans plus tard. Le sort des colonies Dans le monde colonial, un double « effet de démonstration» a opéré. Les puissances impériales introduisirent des transformations dans la pensée, les connaissances, les institutions et apportèrent le capital nécessaire à l'infrastructure, ce qui engagea la société coloniale sur la voie de la transition. Des ports, des routes, puis des voies ferrées furent construits ; un système fiscal centralisé fut instauré ; certains indigènes s'adonnèrent à des activités commerciales et productives modernes ; certains biens et servicesmodernes furent suffisamment diffusés pour modifier la conception des niveaux· de consommation accessibles ; et la possibilité de recevoir une éducation à l'occidentale fut offerte à quelques-uns au moins. L'importance de la technologie moderne fut démontrée et les indigènes les plus évolués en tirèrent les conclusions qui s'imposaient. Un concept de nationalisme se cristallisa inévitablement autour d'un ressentiment croissant contre la domination colo1).iale.A la fin, des coalitions locales se formèrent, engendrées à la fois par les caractères positifs et négatifs de la « démonstration » et exercèrent une pression politique, ou même m_ilitaire, qui imposa l'évacuation. Le nationalisme xénophobe n'est pas, bien entendu, la seule force en jeu. Le négociant voit dans la modernisation la perspective non seule- . ment de profits· mais aussi d'un statut plus élevé qui lui est refusé dans la s_ociététraditionnelle. Il · y a presque toujours des-intellectuels qui voient dans la modernisation un moyen de rehausser la dignité et la valeur de la vie humaine, à la fois pour les individus et pour la nation en tant que Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL telle. Et le soldat - acteur décisif de la transition - apporte souvent beaucoup plus que le ressenti-·_ ment contre la domination étrangère ou des rêves de gloire militaire. Ainsi des intérêts et motifs divers donnèrent naissance dans ces sociétés traditionnelles à des coalitions qui aspiraient à un gouvernement national fort ; elles luttèrent contre les principaux obstacles les groupes politiques et sociaux enracinés dans l'agriculture à base régionale, auxquels se joignaient dans certains cas des puissances coloniales ou semi-coloniales - et finirent par les vaincre. ·ces coalitions transitoires (par exemple, en Allemagne, la coalition des junkers et des corn- ,, merçants et industriels de l'Ouest; au Japon, des samouraïs et des marchands de grain; en Russie après 1861, de la classe moyenne commerçante et des fonctionnaires et soldats les plus entreprenants) n'avaient souvent qu'une seule conviction commune : elles avaient intérêt à la création d'un État moderne indépendant. Celui-ci une fois créé, les différents éléments de la coalition cherchent à mobiliser dans des directions différentes le sentiment nationaliste triomphant ; - les soldats sont agressifs envers ·l'étranger ; les politiciens professionnels veulent assurer la prépondérance du pouvoir central sur les régions ; les marchands ont en vue le développement économique, les industriels des réformes sociales, politiques et juridiques. Le rôle de l'État . La natur~ de la politique, intérieure et extérieure, des Etats nouveaux ou modernisés dépend donc en grande partie de la balance des forces de la coalition. La durée et les vicissitudes de la transition du statut traditionnel au statut moderne dépendent pour une grande part de la mesure dans laquelle les talents, les énergies et les ressourcés sont canalisés par la direction politique vers les tâches intérieures de modernisation, et non pas vers des objectifs nationalistes. Le ~gouverneJ:11.ecnetntral, pendant la période des conditions préalables, doit organiser la nation pour que des marchés commerciaux unifiés puissent se développer. Il doit créer et faire fonctionner un système fiscal qui dévie les ressources à des fins modernes. En particulier, l'État se doit d'assurer la constitution du stock de capital social nécessaire au démarrage ; et il est également probable que seule une direction centrale résolue pourra imposer rapidement les changements radicaux dans la productivité en agriculture et dans l'industrie d'extraction qui peuvent être également une condition préalable du démarrage. Bref, la nature technique des tâches économiques de la transition fait que la condition essentielle du démarrage est souvent de nature politique : il faut mettre en place un gouvernement moderne et efficace.
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