Le Contrat Social - anno IV - n. 4 - luglio 1960

QUELQUES LIVRES fréquentait à l'époque et où prévalait la croyance explicite ou implicite au progrès nécessaire, croyance que la montée de l'hitlérisme, généralement considéré comme un retour offensif des forces du passé, commençait seulement à ébranler. Non seulement Simone Weil admet avec Valéry que les civilisations sont mortelles, comme les plantes, mais elle s'efforce d'apporter la preuve que la continuité indispensable à la transmission du flambeau peut manquer, du fait que plusieurs d'entre elles ont été littéralement assassinées, sont mortes avec les idéaux et les valeurs culturelles qu'elles portaient. Elle s'inscrit donc explicitement en faux contre la croyance selon laquelle, si l'on peut détruire des personnes et des choses, « on ne peut pas tuer des idées » et tout ce qui en résulte. On objectera naturellement la continuité de la civilisation occidentale depuis la Grèce antique jusqu'à nous en passant par la Rome païenne et chrétienne. Mais là se trouve justement pour Simone l'occasion de procéder à un brillant renversement de la perspective ordinairement adoptée. C'est à tort que l'on cherche les origines lointaines de l'hitlérisme dans les mœurs guerrières des peuplades germaniques, évoquées par Tacite dans un texte maintes fois ressassé par les tenants de la légende nationaliste française élaborée au lendemain de 1870, alors qu'un autre exemple historique devrait crever les yeux et qui est précisément celui de la conquête romaine. On sait que Simone a toujours été amoureuse de l'esprit grec ancien, qu'elle se sentait plus grecque ·que juive, mais à l'égal de Camille elle déteste Rome qu'elle considère comme ayant opéré dans l'histoire une destruction sans pareille ; ce qu'elle reproche à la Rome chrétienne, c'est d'avoir pris la suite, comme en témoigne entre autres la destruction par Simon de Montfort de la civilisation occitane et plus tard l'effet de la colonisation occidentale hors d'Europe. On peut cependant penser qu'emportée par l'élan de son imprécation et accumulant les exemples de cruautés, de parjures, etc., qui tristement illustrent la foi romaine au même titre au moins que la « foi punique» des brûleurs d'enfants, la nouvelle Camille a méconnu la différence essentielle qui sépare la brève aventure hitlérienne de la longue entreprise romaine : l'empire romain admettant finalement à sa tête des souverains de toutes origines nationales n'a pas été assis sur un principe de supériorité raciale et c'est probablement là le secret de sa durée. D'autre part, en admettant sans conteste que les Romains n'aient pas fidèlement maintenu la tradition grecque, ils en ont tout de même préservé quelque chose et la preuve est qu'elle a pu parvenir jusqu'à Simone elle-même. Elle n'est malheureusemlnt plus là pour qu'on puisse en discuter. Cet exem~le qui ne ~ait qu'~llustrer sa pensée n'en constitue pas 1essentiel Biblioteca Gino Bianco 251 qu'il faut reprendre à partir du principe : l'optimisme historique n'est pas imposé par les leçons du passé. On pourrait craindre qu'à partir d'une semblable prémisse soit suggérée une attitude de découragement et de passivité, cette évasion hors de l'histoire qui, selon nos penseurs « engagés », constitue le péché capital et mortel. Ce serait méconnaître l'esprit de la devise de Guillaume d'Orange que tous ceux qui ont connu Simone Weil l'ont entendue répéter en déclarant qu'elle la faisait sienne : « Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer. » Ne croyant pas que l' cc Histoire » qu'on orthographie volontiers avec une majuscule ait un sens par lequel il suffirait de se laisser guider, refusant de porter aux hauteurs métaphysiques où on l'a élevée la célèbre politique du « chien crevé au fil de l'eau», elle ne tirait de son pessimisme historique qu'un devoir de courage et de lucidité en vue d'affronter les luttes du présent. C'est assez dire qu'elle n'était pas « marxiste » au sens où d'aucuns l'entendent aujourd'hui. Elle l'était pourtant d'une autre façon. Le commentaire du texte de Machiavel qu'elle avait donné à la Critique sociale avait précisément pour objet de montrer comment la fécondité de la méthode marxiste d'analyse des conflits politiques et sociaux avait pu se manifester bien avant la lettre. Passant des écrits historiques aux écrits plus directement politiques qui. commentent l'actualité qu'elle vivait, on voit qu'elle applique rigoureusement cette méthode à l'examen de la situation allemande avant l'accession d'Hitler au pouvoir dans ses articles de l'École émancipée, revue des instituteurs révolutionnaires mais non conformistes par rapport à la politique du Kremlin. Il s'agit de supputer des chances sans entretenir d'illusions. Ces chances ne sont pas inexistantes, mais faibles en raison de la division de la classe çuvrière et il n'y a rien à attendre de l'URSS, Etat bureaucratique qui défend ses intérêts nationaux et non ceux du prolétariat international. La division de la classe ouvrière n'est pas seulement d'origine politique, mais d'origine économique : il y a dans la social-démocratie une majorité d'ouvriers qui conservent leur emploi et dans le parti communiste une majorité de chômeurs. Cette analyse marxiste justifie un doute à l'égard des conclusions marxistes traditionnelles. Il est certain que le régime du capitalisme privé connaît la crise la plus gigantesque de son histoire et que c'est en Allemagne, pays surindustrialisé, qu'elle se fait sentir avec ·le plus d'acuité. Le socialisme est à l'ordre du jour au point que les hitlériens eux-mêmes s'en réclament. Mais simultanément la preuve est faite que la crise qui touche le capitalisme frappe du même coup le prolétariat présenté comme son héritier naturel : le prolétariat occupé, soucieux de conserver ses

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