242 tenu de l'extrême identification des pouvoirs économique et militaire qui existe de nos jours, une différence considérable demeure entre les pays jouissant d'un haut niveau de consommation des biens et des services et ceux qui ont choisi la puissance militaire. La Suède, la Suisse figurent parmi les uns, l'Union soviétique parmi les autres. La notion de cc ressources » correspond à des réalités radicalement différentes selon qu'on se réf ère au bien-être obtenu par le moyen des biens de consommation et des services, ou bien à la puissance qui vise à la compétition avec des gouvernements étrangers. Une objection plus pertinente peut être formulée : les rapports d'un gouvernement avec ses propres citoyens ou ses propres collectivités ressortissent eux-mêmes, fondamentalement, au pouvoir plutôt qu'au bien-être. Les prétendants po~entiels au pouvoir, qu'ils se manifestent à l'intérieur ou à l'extérieur, sont traités de la même façon. Le devoir fondamental des citoyens est l'obéissance, la sanction ultime appartenant au pouvoir coercitif. Même lorsque le bien-être est ostensiblement recherché, il ne l'est qu'aussi longtemps qu'il étaye le pouvoir des dirigeants ; le cas échéant, ceux-ci ne manifestent aucun scrupule à le sacrifier à leurs propres intérêts. On tiendra donc à bon droit le pouvoir pour la seule valeur essentielle de la science politique, que tous les gouvernements poursuivent à la fois dans leurs relations avec d'autres gouvernements et dans leurs rapports avec leurs propres citoyens. De là vient que la seule tâche des dirigeants est la concentration et l'augmentation du pouvoir 2 • Pour exemplaires-que soient les faits, et persuasif l'argument, celui-ci semble pourtant recéler dans son essence même quelque faiblesse. Une chose peut être à la fois un moyen et une fin selon la circonstance, le moment, les personnes en présence. Mais nulle part le pouvoir n'a été considéré comme justifié pour cela seul qu'il est le pouvoir. C'est ce problème de la justification qui a toujours conduit à mettre en avant des valeurs autres que le pouvoir. De plus, à l'intérieur même d'un gouvernement donné, mis à part le cas de la guerre civile, la lutte se déroule conformément à un système de règles et de valeurs plus ou moins acceptées. Un tel système est manifestement absent des relations entre gouvernements, et toutes les tentatives pour le développer ont jusqu'à présent obtenu peu de succès. POUVOIRET BIEN-ÊTREmarquent donc assez exactement la double orientation de tout gouvernement. Il apparaîtra naturel aux gouvernants de sacrifier le bien-être au pouvoir. 2. Cf. l'étude magistrale de Bertrand de Jouvenel: Power. The Natural History of its Growth; Londres 1952, The Batchworth Press. Biblioteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES Ils tendront à tout envisager en termes de pouvoir, ce qui les conduira à faire fi de toutes les autres valeurs, si importantes aux yeux du citoyen et de l'observateur extérieur. On a beaucoup écrit sur l'influence corruptrice du pouvoir, mais on a rarement vu que le problème n'est pas du domaine de la morale. Il tient à la manière dont la situation se présente pour l'élite politique, grâce à sa position dans la structure sociale. La tendance à la duplicité est, si l'on peut dire, inhérente à l'exercice· du pouvoir. La tâche a donc consisté à ménager les voies et les moyens qui permettent de la contrôler et de la réprimer. Démocratie, tel est le nom générique de tous ces procédés, bien qu'il ait été traditionnellement employé pour signifier également bien d'autres choses. Si la poursuite du pouvoir est toujours à la merci d'abus, celle du bien-être peut être mal interprétée par les citoyens aussi bien que par leurs dirigeants. L'erreur de ceux-ci provient d'une tentation irrésistible à considérer les individus en premier lieu comme un moyen de réaliser la grandeur de la communauté. Le bien-être en vient alors a être conçu non plus comme une possibilité pour _l'individu de _rechercher ses valeurs propres, mais comme un tout à quoi chacun contribue ou est amené à contribuer, et dont chacun reçoit ou est amené à recevoir sa part. Le citoyen isolé, bien entendu, ne commettra jamais pareille erreur. Il ne pourra que tendre à ses propres fins en considérant le cadre social comme un moyen ou un obstacle à cette poursuite. . Il sera cependant tenté de rechercher la sécurité, non pas tant pour qu'elle lui procure des occasions de réaliser ses propres valeurs que parce qu'elle est, de toutes les compagnies d'assurances, c~lle qui est le mieux à même de couvrir tous les risques. Il existe une troisième difficulté liée à l'idée de « bien-êtrei» : on a toujours tendance à concevoir celui-ci en termes extérieurs, quantitatifs, matériels, plutôt qu'en termes de valeurs, plus subtils, qualitatifs et subjectifs par nature. C'est ainsi que nul ne se préoccupe beaucoup du type de personnalité produit par telle ou telle société, alors que chacun, ou peu s'en faut, se soucie de la consommation per capita de telle ou telle denrée. L'erreur est commune lorsqu'il s'agit des individus : elle passe alors pour la marque d'une déficience personnelle. Dans le cas des gouver- , . nements, ce n'est pas seulement moms courant, mais on en fait un indice de progrès dont il y a lieu d'être fier. Le thème est très vaste et l'écheveau embrouillé ; nous espérons cependant avoir quelque peu contribué à éclairer les catégories en fonction desquelles les phénomènes abordés par la science politique peuvent être formulés et discutés de manière féconde. (Traduit de l'anglais) DAYA.
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