Le Contrat Social - anno IV - n. 4 - luglio 1960

K. PAPAIOANNOU Une fois de plus c'est la haine du paysan qui l'a inspiré. Il constate que l'impôt qui « pèse sur la parcelle » ne sert pas seulement à entretenir le personnel parasitaire de l'État, mais aussi à alimenter les travaux publics par lesquels la civilisation urbaine s'introduit peu à peu dans la campagne barbare. Il en déduit que ... .. .l'impôt d'État est un moyen de contrainte nécessaire pour maintenir les échanges entre la ville et la campagne. Sinon le paysan parcellaire, comme c'est le cas en Norvège et• dans une partie de la Suisse, aurait rompu, en rustre satisfait de lui-même, tout rapport avec le citadin 27 • Cette justification de la fiscalité, considérée jusqu'alors comme une création du diable, ne peut manquer de surprendre. Marx, dont l'œuvreentière est construite sur des anticipations de plus en plus audacieuses, a paradoxalement les yeux fixés sur le passé lorsqu'il parle du paysan. Ainsi a-t-il voulu perpétuer l'image d'un paysannat lié à la glèbe, voué à l' « idiotie », étranger au progrès, prêt à rompre les faibles liens qui l'unissent aux villes - cela au moment même où la campagne allait se transformer en une espèce de faubourg des villes industrielles. De surcroît, lui qui avait prématurément glorifié la bourgeoisie d'avoir intégré les productions de tous les peuples de la terre dans un « marché mondial » unique, se montre soudainement excessivement sceptique quant à la possibilité d'existence d'un marché national : point n'est besoin d'être un adepte de la conception économique de l'histoire pour reconnaître que c'est sur le marché plutôt que dans les bureaux des contributions directes que s'établissent et se maintiennent les véritables échanges entre la ville et la campagne... Inintelligible pour le fermier de l'Iowa ou le coopérateur danois, cette théorie, qui érige le fisc au rang d'unique médiateur entre la ville et la campagne, serait vouée à l'oubli si la politique agricole des disciples ne venait au-devant des appréhensions les plus apocalyptiques du maître. N'a-t-on pas évoqué la menace de famine que les paysans russes faisaient peser sur les villes pour justifier la terreur de la collectivisation ? Cependant ce n'est pas en« rustre satisfait de lui-même», c'est par le plus légitime réflexe de défense que le paysan russe de 1928 a préféré consommer ~a production plutôt que de la vendre aux prix dérisoires imposés par l'État. Ce qui a paralysé les échanges entre _lesvilles et les campagnes, c'est d'abord et essentiellement l'organisation défectueuse de l'industrie « socialisée », sa sous-production chronique, ses prix prohibitifs. En 1929, les villes ne recevaient pas la moitié des céréales que la campagne leur fournissait avant 1914. La raison en est que, débarrassés des grands proprié~aires, les ~ay~a11;s voulaient vivre mieux et que rien ne les incitait à apporter au marché l'excédent de leur produc- "7• Le 18 Brumaire, p. 95. Biblioteca Gino Bianco 223 tion : pour la même quantité de denrées alimentaires ils n'obtenaient alors que la moitié des produits manufacturés qu'ils recevaient avant la révolution. C'est dans ces conditions qu~ la bureaucratie entreprit d'exproprier les quelque 25 millions de producteurs indépendants et d'incorporer le paysannat prolétarisé dans _son appareil d'exploitation (au sens strictement marxiste du terme). Grâce au système des livraisons obligatoires, véritable impôt en nature à peine déguisé sous des formes contractuelles, l'État a pu ainsi prélever à des prix très bas les 27,5 % en 1930 et les 36,8 % en 1931 de la production agricole, au lieu des 11 % qu'il avait obtenus en 1928-29 par le moyen des échanges e_taux prix nettement supérieurs du marché libre. Est-il besoin d'ajouter que ce n'est pas à ce genre de « miracle économique» que pensait Marx lorsqu'il a formulé sa timide - de toute manière inacceptable - justification de l'impôt agricole ? Il paraît lui-même visiblement insatisfait de son interprétation, disons bucolique, de l'État bureaucratique, dont le rôle d'agent de liaison « nécessaire » entre la ville et la campagne prend désormais un sens plus vaste. Une nécessité dialectique . LABUREAUCRATISATION de l'État apparaît maintenant comme un moment nécessaire dans une dialectique apparentée de très près à celle du capitalisme. De même que le despotisme du capital était nécessaire pour détruire l'éparpillement des forces productives et éveiller les immenses forces créatrices qui sommeillaient au sein du travail collectif, de même l'État était nécessaire pour supprimer les particularismes du Moyen Age et rassembler les multitudes dans une œuvre commune. Et de même que le code des fabriques est une « caricature de la véritable réglementation sociale du travail», de même la bureaucratie représente « la forme inférieure et brutale d'une centralisation qui est encore infectée de son contraire : le féodalisme» 28 • L'asservissement des travailleurs et des citoyens est un effet nécessaire mais passager de la tendance irrésistible qui mène à la socialisationdu travail et à l'élargissement dès cadres de la vie sociale. Le despotisme absolu (le Second· Empire ...) « était nécessaire pour dégager dans toute sa pureté l'antagonisme existant entre l'État et la société». Comme la chute des producteurs dans l'esclavage est une étape nécessaire dans une dialectique d'ascension et de rédemption, la crucifixion de la société par l'État parasite est la condition nécessaire de sa future résurrection. La même révolution souterraine qui réduit la classe exploiteuse à une poignée de magnats isolés face à l'immense population prolétarisée et qui prépare 28.:Jbid., p. 97.

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