222 Sans doute Marx avait-il raison d'insister sur le besoin de \'>rotectionqu'éprouvaient les paysans français. Mats en quoi différaient-ils des autres classes ? En outre, ce n'est pas «contre les autres classes», c'est contre la concurrence étrangère que les paysans, et plus encore les industriels et les ouvriers, allaient bientôt demander la protection de l'État; le protectionnisme agricole inauguré en 1881 ne fut que le signe avantcoureur d'une politique protectionniste totale, réclamée par l'ensemble des classes et réalisée par la République. Tout cela cadrait mal avec la conception essentiellement libre-échangiste que Marx se faisait du capitalisme «mondial ». Mais lui, qui tenait la démocratie américaine pom le modèle de l'État moderne, aurait dû se montrer plus circonspect. Jefferson, qui a posé les fondements du libéralisme américain, avait une conception presque exclusivement agricole de la démocratie. La majorité de son parti était formée de paysans indépendants, farouchement opposés au capitalisme urbain mais nullement enclins à demander la protection de l'État et à s'agenouiller devant une quelconque «autorité supérieure"· Il est vrai que les colons agriculteurs de l'Ouest furent des paysans d'un type tout à fait particulier, des émigrants ayant fait table rase de toutes les traditions du servage et de l'immobilisme rural. Cependant, dans les pays scandinaves également le paysannat s'est montré capable d'une initiative économique et politique qui fut décisive pour la formation et la consolidation des. institutions démocratiques. C'est qu'au XIXe siècle l'opposition entre conservateurs et libéraux y avait pris la forme d'une opposition entre le patriciat urbain et les campagnes, devenues le principal foyer de la revendication démocratique : là aussi l'accroissement de l'influence politique des paysans a eu des effets contraires à ceux que lui imputait Marx. Non moins décevantes sont les thèses sur les bases économiques de l'État bureaucratique. Les bases économiques IL EST SURPRENANT de constater à quel point Marx a méconnu la nature réelle de la bureaucratie moderne. S'il a signalé la bureaucrati-• sation croissante de l'économie, ce fut uniquement pour mettre en évidence le caractère «parasitaire » des capitalistes. Dans les fonctions gestionnaires · de plus en plus étendues qu'une administration de plus en plus nombreuse commençait à exercer au sein même des entreprises privées, il n'a voulu voir qu'un simple «travail de surveillance », assimilé ou presque à celui des gardes-chiourme des manufactures primitives. Dans sa polémique contre Bakounine, il s'est refusé à admettre la moindre possibilité d'une 4égénérescence bureaucratique des organisations politiques, des syndicats ou des coopératives ouvrières. Aussi, Biblioteca· Gino Bîanco LB CONTRAT SOCIAL en dépit du plus élémentaire bon sens, Marx en arriva-t-il à considérer la bureaucratisation de l'État moderne comme un épiphénomène de la structure précapitaliste (parcellaire) de l'agriculture-: La propriété parcellaire, par sa nature même, sert de base à une bureaucratie toute-puissante et innombrable... Elle anéantit les couches aristocratiques intermédiaires, placées entre la masse du peuple et le pouvoir central. Elle provoque, par conséquent, de toutes parts, l'intervention directe de ce pouvoir et l'ingére~ce de ses organes directs 25 • · · Rarement Marx s'est si lourdement trompé. Dans tous les pays où la terreur ne fait pas partie intégrante de la politique économique, c'est exactement le contraire qui caractérise la situation de l'économie paysanne face à l'État: comme la propriété parcellaire échappe «par sa nature même» à la réglementation et au contrôle administratif, elle y a découragé l'intervention de l'État plutôt qu'elle ne l'a provoquée. Cette surprenante théorie de Marx n'acquit un semblant de raison que du jour où ses disciples se mirent à piller les granges des koulaks et à réquisitionner les stocks cachés. Il est évident que ce n'est pas à l'influence politique des paysans (qui était nulle), encore moin_sà la dialectique interne de la propriété parcellaire, qu'il convient d'attribuer l'indépendance de l'État stalinien et la révolution qui a installé la bureaucratie aux postes de commande de l'économie agricole et prolétarisé la population paysanne. Une méconnaissance aussi systématique de la nature réelle de l'État bureaucratique moderne et de ses origines, économiques ou autres, ne pouvait qu'engendrer les illusions les plus fausses en ce qui concerne le prochain «dépérissement » de l'État. Ce qui, d'après Marx, allait couper définitivement l'herbe sous les pieds de la bureaucratie et la rendre complètement .superflue, c'était l'implacable« loi» qui condamnait la petite agriculture à une mort lente mais sûre : «Avec la décadence croissante de la propriété parcellaire s'écroule tout l'édifice de l'État construit sur elle 26 • » On croit rêver.:. Il n'y a que lesÉtats« marxistesléninistes » qui aient apparemment confirmé la «loi » de la concentration kgricole, largement démentie pa~out ailleurs, mais c'est précisément en supprimant par la terreur la classe des paysans indépendants que la bureaucratie y a atteint la plénitude de sa puissance. Apologie du fisc UNE SEULE FOIS Marx semble avoir surmonté son aversion pour la bureaucratie et reconnu · le rôle positif qu'elle joue dans la société moderne. 25. Le 18 Brumaire, p. 95. 2~. Ibid., p. 97.
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