K. PAPAIOANNOU dangers du pouvoir 20 • » Pourtant la bourgeoisie, dont la Révolution de 1848 semblait avoir brisé la puissance acquise sous le règne de LouisPhilippe, connut son apogée sous le Second Empire et son histoire ultérieure nous la montre plutôt avide d'exercer sa domination politique. Aussi la classe ouvrière, un instant paralysée par la terreur qui suivit le coup d'État, repritelle vite ses forces pour s'affirmer tant sur le plan syndical que sur le plan politique. Les élections de 1863 virent des candidatures ouvrières, comme celle de Tolain ; et le fait que les ouvriers n'aient pas attendu la loi de 1864, qui leur accorda la liberté de coalition et le droit de faire grève, pour déclencher des grèves que le pouvoir hésitait de plus en plus à réprimer, suffit à montre~ combien la bureaucratie de Louis-Napoléon était loin d'être comparable à un «appareil» moderne. Les deux classes fondamentales de la société civile étaient donc vigoureuses lorsque le coup d'État brisa leur élan. D'où venait, dans ces conditions, la force qui permit à l'État d'étouffer la lutte des classes et de paralyser la « force motrice » de l'histoire ? Le pouvoir d'État, répond Marx, « ne plane pas dans les airs». Son action est toujours déterminée par les aspirations des classes qui sont, elles, les véritables auteurs de l'histoire : « Bonaparte représente une classebien déterminée, et même la classe la plus nombreuse de la société française, à savoir les paysans parcellaires 21 • » La barbarie paysanne MARx ET ENGELS croyaient jusqu'alors que le paysannat était « incapable d'entreprendre un mouvement indépendant », qu'il était condamné à suivre chaque fois le mouvement qui vient de la population urbaine, « plus concentrée, plus éclairée, plus facile à entraîner ». Pour Marx, la ville est le véritable théâtre de l'histoire. « Die Stadtluf t macht frei » : la ville libère, tandis que le travail de la terre rend les hommes serviles. Mais voici que cette « classe de barbares», qui se place « presque en dehors de la civilisation », s'est mise à bouger : le triomphe de Bonaparte est une « réaction de la campagne contre laville » 22 , une revanche de la masse amorphe du paysannat sur les classes véritables. Ayant fait de l'appKtenance à une classe et de la conscience de classe un véritable titre de noblesse sociale, Marx se refuse à considérer le paysannat comme une classe. Pour pouvoir évincer le paysannat du club historique, il n'hésite pas à bouleverser sa sociologieet à introduire des critères idéologiques de plus en plus exigeants dans sa théorie, jusqu'alors purement 20. Le 18 Brumaire, p. 76. 21. Ibid., pp. 90-91. 22. Ibid., p. 23. Biblioteca Gino Bianco 221 économique, des classes. Le paysannat, dit-il, apparaît bien comme une classe si nous le considérons selon des critères économiques, ...mais il ne constitue pas une classe dans la mesure où il n'existe entre les paysans parcellaires qu'un lien local et où la similitude de leurs intérêts ne crée entre eux aucune communauté, aucune liaison nationale ni aucune organisation politique 23 • S'il en était ainsi, les ouvriers américains mériteraient encore moins le nom de ;t classe. Les bourgeois du Moyen Age n'avaient ~:·qu'un lien local, les esclaves de tous les temps n'ont jamais formé d'organisation politique : faut-il en déduire qu'ils ne constituaient pas des classes ? Or, d'après Marx, c'est bien ce caractère hybride, mi-classe, mi-masse, des paysans qui les rend... ...incapables de défendre leurs intérêts de classe en leur propre nom, soit par l'intermédiaire d'un Parlement, soit par l'intermédiaire d'une Assctmblée... Nous avons là un des pires exemples de la méthode « essentialiste» dont Marx a fait un constant abus. Comme la « pierréité » est l'essence de la pierre, il est de l'essence du paysannat d'être incapable de se défendre, de se déterminer soi-même, voire d'être représenté_Iau pouvoir. Il n'y a que la haine pour le paysan pour expliquer pareilles bévues 24 • Les seules sociétés qui se soient révélées capables de démocratie directe furent des sociétés paysannes : cités antiques, cantons suisses. Aristote ne considérait-il pas la classe des petits propriétaires ruraux comme la base sociale de la véritable politeia ? D'après Marx, c'est une authentique menace que les paysans font peser sur la société : Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes, ils doivent être représentés. Leurs représentants doivent en même temps leur apparaître comme leurs maîtres, comme une autorité supérieure, comme une puissance gouvernementale absolue, qui les protège contre les autres classes et leur envoie d'en haut la pluie et le beau temps. L'influence politique des paysans parcellaires trouve, par conséquent, son ultime expression dans la subordination de la société au pouvoir exécutif. 23. Ibid., pp. 91-92. 24. Les commentaires du P. Calvez, auteur d'un volumineux ouvrage sur La Pensée de Karl Marx (1956), méritent d'être cités, ne serait-ce que pour donner une idée de la manière dont on lit Marx aujourd'hui. L'absence de conscience collective, dit le P. Calvez (p. 199), « rend une classe incapable d'être dominante politiquement. Or la situation de domination est une possibilité de toute classe véritable. Toute classe peut arriver à une situation dominante par une représentation », etc. On reste stupéfait devant pareilles affirmations. Ici aussi les mots induisent en erreur. Qu'est-ce qu'une classe « véritable » ? Que faut-il entendre par « situation de domination » ? De quelle possibilité de domination les hommes vendus aux enchères devaient-ils prendre conscience pour constituer une « classe véritable» d'esclaves ? Et les serfs ? Attribuer à Marx l'idée que « toute classe » (par exemple les ouvriers, les serfs, les esclaves) peut dominer « par une représentation», c'est réduire le marxisme à un amas de propos incohérents.
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