220 Une profonde analogie existe entre l'aliénation étatique et l'aliénation économique. La même usurpation fatale et la même mystificationobjective par laquelle le capitaliste « représente visà-vis du travailleur isolé l'unité et la volonté du travailleur collectif» 14 , fait aussi de l'État, personnification de la volonté générale, un véritable fétiche. La même aveugle nécessité qui « enrichit le travailleur collectif [l'entreprise] et appauvrit les travailleurs parcellaires», renforce l'État et vide la société de sa substance. Devant le pouvoir exécutif, elle abdique toute volonté propre et se soumet aux ordres d'une volonté étrangère, l'autorité. Le pouvoir exécutif, contrairement au pouvoir législatif, exprime !'hétéronomie de la nation, en opposition à son autonomie 15 • Cc que les citoyens perdent en eapacité d'autodétermination, en initiative collectiye,se eoncentre en .face d'eux dans l'État pour se tourner contre eux et les réduire en esclavage. La fatalité tragique qui, au niveau de la production, divise ce qui devait être réuni et transforme le « facteur intellectuel de la production » en « propriété d'un individu » qui est étranger aux producteurs immédiats, et en « pouvoir qui les domine », se reproduit aussi au niveau de l'État. Ainsi l'intérêt général se transforme-t-il en « propriété privéelde la bureaucratie» et en pouvoir .qui opprime les citoyens. Chaque progrès de la centralisation bureaucratique, chaque extension du domaine soumis à la réglementation étatique signifie une frustration de plus en plus profonde de la société qui recule constamment devant l'État et renonce à la libre dispositiond'elle-même. Cela d'autant plus que c'est la complexité croissante de la vieJsociale elle-même qui chaque jour crée « un nouveau matériel pour l'adminis- . d'É 16 Ains. tratton tat » . 1••• ... chaque intér!t commun fut immédiatoment détaché de la société, opposé à elle à titre d'intér!t supérieur, général, enlevé à l'initiative des membres de la société, transformé en objet de l'activité go•vemementale, depuis le pont, la maison d'école et la propriété communale du plus petit hameau jusqu'aux chemins de fer, aux biens nationaux et aux universités. La consolidation de l'appareil bureaucratique et l'indépendance de l'État signifient pour Marx une aliénation équivalente à l'aliénation économique P-uisque,aussi bien dans l'économie que dans l'Etat bureaucratique, l'homme s'asservit à ses propres produits et se laisse dominer par des puissances objectives dans lesquelles il ne se reconnaît pas. Qu'il s'agisse de la critique de la « forme despotique de la direction ·capitaliste» des entreprises qui prive l'ouvrier de sa libre initiative et le soumet aux commandements de ses « supérieurs hiérarchiques », qu'il s'agisse 14. Das Kapital, I, p. 379. · 15. Le 18 Brumaire, p. 89. ----- 16. Ibid., p. 90. Biblioteca Gino Bianco L• CONTRAT SOCIAL de la critique du pouvoir exécutif qui représente l' « hétéronomie de la nation, en opposition à son autonomie», une seule et même conception de la liberté est à la base de la critique marxiste.· C'est celle qui voit dans la liberté la possibilité pour l'individu, non seulement de résister aux exigences de l'autorité, mais aussi et surtout de limiter le domaine des réglementations autoritaires, d'enrichir et d'approfondir la SP,ontanéité de la vie sociale, de redonner à la société toutes !es prérogatives usurpées par 1:É~t et _le caEital, Jusqu'à ce que l'« homme socialisé», Jusqu à ce que les producteurs « librement associés»prennent sous leur contrôle la totalité de la vie sociale et deviennent « maîtres de leur propre mouvement » 17 • La capacité pour la société de se passer de la ~ bureaucratie étant supposée acquise, il importait d'élucider quelques questions essentielles demeurées sans réponse : Comment l'indépendance de l'État est-elle redevenue possible ? Quelle était la base ~ de classe » du bonapartisme ? Quelles sont les racines économiques du pouvoir bureaucratique ? Quelle est la signification historique de la centralisation du pouvoir politique ? Ici, les réponses deviennent de plus en plus embrouillées. La lutte des classes IL FALLAIT tout d'abord expliquer ce retour offensif de la bureaucratie qui, d' « instrument » de la bourgeoisie qu'elle était à l'origine, en était devenue le maître. L'indépendance de l'État, Marx l'attribuait jusqu'alors à l'immaturité de l'économie bourgeoise et à l'absence des luttes de classes. Or la France n'était pas un pays arriéré et, depuis 1830, elle était redevenue la terre élue des luttes sociales. Il était manifeste que la lutte des classes n'avait pas eu l'effet escompté. Marx pense que si l'Assemblée nationale, le représentant de l'autonomie de la nation, avait donné « un peu plus de champ à la lutte des classes», elle aurait « placé le pouvoir exécutif sous sa dépendance» 18 • Mais elle ne l'a pas fait : « elle ne se sentait pas de taille à jouer avec le feu». La lutte des classes s'est révélée une fois de plus inefficace. Elle n'a pas refoulé l'État; au contraire, elle « parut apaisée en ce sens que ~oute~ les classes s'agenouillèrent, également impwssantes et muettes, devant les crosses de fusil» 19 • Ce qui scandalisait Marx, c'est le refus de la bourgeoisiede s'affirmer comme classedirigeante: «••• Elle brûlait dit-il, du désir de se débarrasser de sa propre domination politique pour pouvoir se débarrasser en même temps des soucis et des 17. Das Kapital, 1, p. 14; III, p. 872. 18. Le 18 Brumaire, p. 66. 19. Ibid., p. 89.
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