218 En réalité, l'Amérique n'a découvert le « danger national» qu'après la seconde guerre mondiale. Foncièrement pacifique, parce que fondée sur l'individu et son anarchisme entreprenant, elle n'a jamais accetJté le fait de la guerre et la fatalité de l'État militaire : ce n'est pas un hasard si les Américains ont été le premier peuple dans l'histoire à constituer une grande partie de leur territoire par des achats (la Louisiane et l'Alaska) et à vouloir légitimer - à leurs propres yeux plutôt qu'à ceux de l'étranger - guerres et annexions (la Floride, le Texas, les Philippines) en indemnisant les vaincus, en payant aux Espagnols et aux Mexicains ce qu'ils leur avaient déjà pris par la force. Pendant près d'un siècle et demi l'Amérique n'eut que des contacts réduits avec le monde extérieur et sa conscience résolument isolationniste demeura fermée à la politique internationale : ce n'est que Pearl Harbor qui la restitua à l'histoire du m?J?-de. Cette prise de contact avec le monde exter1eur est l'histoire toute récente de l'Amérique - mais qu'a-t-elle été, que sera-t-elle sinon celle de l'État luttant pour affirmer son principe face à l'isolationnisme traditionnel et à l' « économisme » étroit de la société civile? On voit dès lors combien Hegel avait raison .., de contester à la république américaine le c~actère d'un État moderne. Dans sa perspective, les rapports internationaux sont et seront toujours des rapports politiques, et c'est la primauté des relations extérieures, qu'elles soient de nature militaire, diplomatique ou économique, qui rend nécessaire la subordination de la société civile à l'État. Or c'est exactement le contraire que Marx croit constater dans la réalité de son temps. Elle lui inspire toute une conception de l'histoire où la mystique saint-simonienne des chemins de fer, agents de la fraternisation universelle, et la croyance manchestérienne dans l'avènement d'un « millénaire du coton» s'allient pour donner une. image complètement irréelle des tendances les plus profondes à l'œuvre dans l'Europe des nationalismes naissants et des guerres industrielles, qui allaient bientôt s'étendre au monde entier. Cosmopolitisme bourgeois ... POUR MARx comme pour Saint-Simon et les manchestériens, la paix est en quelque sorte congénitale au régime industriel. « Tout ce qu'on gagne en valeur industrielle, on le perd en valeur militaire », disait Saint-Simon 5 comme pour exorciser le spectre de Napoléon. De son côté Marx voyait dans l'industrie « le gradimètre du progrès des travailleurs»~ et non pas celui de la puissance militaire des ntats. Cobden déclarait en 1835 que « les classes moyennes et ouvrières del' Angleterre ne peuvent avoir d'autre intérêt que 5. Saint-Simon : Œuvres, XVllI,-p 102c 6. Das Kapital, éd. Dietz, 1951, I, ·p. 188. LE CONTRAT SOCIAL la préservation de la paix »7 ; aussi, au moment même où la révolte des Cipayes excitait au plus haut point les passions nationalistes, appelait-il de ses vœux « le jour où l'Angleterre n'aura plus un hectare de terre en Asie». Mais c'est chez Marx que les thèses les plus généreuses (et les plus utopiques) des libéraux anglais trouvent leur expression achevée. Aussi Marx louait-il la bourgeoisie d'avoir créé un monde unique et inauguré l'histoire « réellement universelle » 8 • La domination incontestée (qu'il a crue incontestable) des « nations industrielles et civilisées de l'Occident» sur les « pays agraires, · barbares ou semi-civilisés de l'Orient» 9 , l'expansion universelle de la bourgeoisie (anglaise), la pénétration (anticipée) du capitalisme dans les pays agraires (qui représentaient alors les neuf ~ dixièmes de la population mondiale) le conduisirent à considérer la planète sous l'aspect d'une économie « mondiale » où les anciennes nations indépendantes se transformaient irréversiblement en provinces économiques rendues solidaires par la seule action de la division internationale du travail : Au grand regret des réactionnaires, la bourgeoisie a fait perdre à l'industrie sa base natio~ale. Les antiques industries nationales' ont été anéanties et le sont encore tous les jours ... L'étroitesse d'esprit et l'exclusivisme nationaux deviennent de plus en plus impossibles. La phrase de Washington : « Notre grande règle de conduite vis-à-vis des nations étrangères est, tout en étendant nos rapports commerciaux, d'avoir aussi peu de rapports politiques avec elles que possible », que Cobden avait mise en exergue à son premier pamphlet, prend dans l'esprit de Marx la signification d'un fait accompli. C'est ce qui lui a permis de décrire le dépérissement des antagonismes nationaux l'année même où naissait le siècle des nationalités : Les démarcations et les antagonismes nationaux entre les peuples disparaissent de plus en plus, rien qu'avec le déveJoppement de la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial, l'uniformisation de la production industrielle et des conditions d'existence correspondantes. . ) - __,.. Ni Marx ni Cobden ne semblent avoir soupçonné le fait que la rencontre dell'industrialisme et de la démocratie allait transformer l'État en porteur d'un nationalisme à la fois politique, économique et culturel. Marx a cru assister à la naissance fabuleuse d'une société réellement œcuménique qui allait embrasser le monde entier et qui avait déjà rendu superflues et anachroniques les guerres et plus généralement les politiques nationales, enlevant ainsi à l'État ses 7. En ce qui concerne Cobden, cf. B. Russel : Freedom and Organization, chap. XIV. 8. Die Deutsche ldeologie, pp. 32-34, 43, 44. 9. Ce sont les termes mêmes de Marx dans le Manifeste comrnuniste.
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