214 Bonald se prononce contre ce système avec la plus grande rigueur : L'esprit de parti est, comme le dit le mot de parti, l'esprit particulier d'une partie, d'une fraction d'un grand tout ; et les partis religieux ou politiques ne sont que des fractions ou des sectes de la société. L'esprit de corps est l'esprit général du corps tout entier. · L'esprit de parti divise et dissout ; l'esprit de corps réunit et affermit 21 • C'est là l'expression d'un totalitarisme curieusement proche de celui de Rousseau, et d'ailleurs peu conforme à l'esprit de la Charte, que Bonald était fier d'avoir toujours combattue. On sait que le roi avait des sentiments assez analogues. Lorsqu'il donna le pouvoir à Polignac, lorsque les ordonnances de juillet vinrent manifester que le roi ni son ministre ne respectaient plus la Charte, l'avènement de Louis-Philippe apparut à la plupart des gens comme la conclusion normale de la crise. Contrairement à ce que certains pensent, la date de 1830 ne marque pas une coupure constitutionnelle. Le changement de dynastie est essentiellement l'effet d'un modèle historique confirmé par un raisonnement élémentaire. On était convaincu que ce changement était indispensable pour l'application loyale de la Charte, pour que la Charte, comme allait dire Louis-Philippe, fût une réalité. Il paraissait évident que, comme en Angleterre, le roi par la grâce de Dieu devait être tenté de s'opposer aux désirs des électeurs, tandis que l'absence de légitimité obligerait le nouveau roi à plus de compréhension. Et de même qu'en Angleterre, tout le monde avait, depuis longtemps, les yeux fixés sur un prince très proche du trône. Depuis très longtemps, même, puisque Mme de Staël, dans ses Considérations sur la révolutionfrançaise (publiées en 1818), expose fort clairement que l'idée de la substitution dynastique datait du commencement de la Révolution : Ce qui faisait croire à l'existence d'un parti d'Orléans · c'étoit l'idée généralement établie dans la tête des publicistes d'alors, qu'une déviation de la ligne d'hérédité, telle qu'elle avoit eu lieu en Angleterre, pouvoit être favorable à l'établissement de la liberté, en plaçant à la tête de la Constitution un roi qui lui devroit le trône, au lieu d'un roi qui se croiroit dépouillé par elle. Lorsqu'au commencement de la Restauration Mme de Staël écrit ces lignes - elle meurt le 14 juillet 1817 - la révolution anglaise de 1688 occupait de nouveau les esprits. On la trouve évoquée dès la première Restauration au tome IV du Censeur (pp. 51-52). La royauté anglaise, y lit-on, ... ne voulut pas se tenir dans les limites de son pouvoir ; sa lutte opiniâtre fit chasser les Stuarts et 21. Bonald : op. cit., pp. 7-8. Ce sont là des lieux communs chez les ultras. Dans une brochure parue en novembre 1814 et qui a pour titre De l'esprit de parti, un certain Constans écrit, pour caractériser la monarchie, l'Empire et la République : « L'esprit de corps mène à la gloire; l'esprit de conquête à la défaite; l'esprit de parti à l'~archie, » LE CO!:lTRAL SOCIAL appeler sur le trône le prince d'Orange, qui, étranger à tous les partis, laissa à chaque Chambre ses pouvoirs, et sut se contenir dans les limites de la royauté parlementaire ; c'est lui qui consolida le gouvernement anglais, qui fait aujourd'hui notre envie, et qui a porté cette nation au plus haut degré de gloire et de prospérité. L'histoire du passé peut faire naître bien des réflexions ; et la France devrait profiter des leçons de l'expérience que nous fournit celle d'un peuple voisÎ.fl. La menace n'est guère plus enveloppée dans un texte de Lacretelle _aînépublié en 1817 dans ses Fragmens politiques et littéraires (t. I, p. 24), texte qui nous offre sans doute l'exemple le plus ancien de l'expression « la meilleure des républiques» qui fit tant, en 1830, pour porter LouisPhilippe au pouvoir. Lacretelle écrivait : Y a-t-il encore, en Europe, des pays à qui convienne la République ? Elle ne doit plus s'organiser que par les principes du système représentatif. Y a-t-il lieu d'arracher des peuples à des révolutions, soit pour les finir, soit pour les prévenir ? Qu'importe des dynasties anciennes ou nouvelles ? Mais une monarchie constituée par un acte national ; ce qui est la seule monarchie, et peut être la meilleure des républiques ; une monarchie vraiment représentative, avec tout ce qui appartient à ce régime ; et non bigarrée du vieux et du neuf, de principes faussés et de préjugés usés : voilà ce qui fera la paix de cette natiqn et la sûreté des. autres ; un bien commun par une heureuse expérience et un beau modèle. L'idée fera son chemin lentement, et il faudra l'obstination de Charles X pour la faire enfin mûrir. Mais elle est présente. On sait que Louis XVIII disait du futur successeur de son frère: « Il ne se remue pas, et pourtant je m'aperçois qu'il chemine. » Lui aussi, donc, était conscient de ce modèle historique dont bien des signes attestent l'importance. Veut-on d'ailleurs des énoncés plus clairs? En 1820 un M. L. de S. publie une brochure intitulée L'Angleterre en 1688 et la· France en 1820. Et les premières lignes du texte sont formées par des paroles extraites d'un discours prononcé à la Chambre des députés le 16 mai 1820 : N'a-t-on pas osé insinuer dans la Chambre même des députés, que la France ne serait libre et heureuse que lorsqu'elle aurait fait sa révolution à l'instar de la révolution d'Angleterre en 1688, c'est-à-dire que lorsque la race des Bourbons serait expulsée comme le fut celle des Stuarts ? ( __, ,,,,,-- Mais tous ces propos ont eu un précurseur de marque, Dans sa brochure déjà citée sur La Réorganisation de la société européenne,· SaintSimon. a, dès octobre 1814, tracé un parallèle entre la monarchie anglaise et la monarchie française 22 • Il définit six « époques » dans l'histoire 22. Notons que Saint-Si.mon était, sous la Restauration, loin d'être le premier à faire ce rapprochement. Dès le 25 avril 1814, dans une Lettre à M. Bergasse au sujet de ses réflexion, sur l'acte constitutionnel (du Sénat), le comte Cornet, préconisant une Charte libérale, rappelait « ce qui s'est fait en Angletérre en 1660 et en 1688 », c'est-à-dire comment la restauration y avait été suivie d'un changement de dynastie.
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