YVES LÉVY longs, complexes, parfois même confus. Il note d'abord fort justement que la théorie de Vitrolles est formulée par le parti « à qui la Restauration avait fait concevoir de vives espérances » et ajoute que « sa situation lui a dicté sa théorie » 16 • Guizot aperçoit bien que le système proposé est celui qu'il approuve en Angleterre, mais les deux partis anglais « ne menacent ni les institutions ni les intérêts nationaux » (p. 13). Ce n'est pas là le cas des ultras qui veulent mettre à profit la « prépondérance marquée »qu'ils ont acquise dans la Chambre des députés. Aussi sont-ils tout naturellement dénommés « cette faction» (p. 14) par leur adversaire. Eux-mêmes - Guizot en fait la remarque (p. 21) - ne manquent pas de qualifier les libéraux de « faction révolutionnaire ». Le futur - ministre de Louis-Philippe ne se borne pas à ces judicieuses observations historiques. Il fait la théorie de la situation, accuse les ultras d'être partisans de « la souveraineté du peuple » · (pp. 25-26) - car les 90.000 électeurs de la Charte sont en ce temps facilement confondus avec « le peuple » - et expose que la Charte implique l'équilibre des trois pouvoirs qu'elle institue, et non la domination de l'un d'eux sur les autres, domination qui conduirait, selon le cas, à l'anarchie ou au despotisme. Contre ces dangers il invoque la Charte, il oppose un texte à des forces politiques. Il est permis de penser que ce n'est pas ce texte qui a permis de surmonter la crise ultra, mais l'existence de forces politiques intérieures et extérieures, forces qui ont, lorsque les ultras sont allés trop loin, poussé le roi à résister à leur pression, puis à les renvoyer devant les électeurs. Cette croyance à la puissance propre des formes juridiques - dont Guizot sera victime trente ans plus tard - est cependant une caractéristique des doctrinaires. Royer-Collard, qui considère la Charte comme « un point fixe », et ne se prive pas de l'interpréter comme un avocat interprète la loi selon les intérêts de son client, parlera un jour, dans son style pompeux, du droit, « ce noble apanage de l'espèce humaine, le droit, sans lequel il n'y a rien sur la terre qu'une vie sans dignité, et une mort sans espérance» 17 • Ce juridisme entraîne une conséquence : c'est que les partis sont suspects, et se nomment factions (id., II, p. 27). Ce sont les hommes qui font les partis, or le gouvernement ne doit pas représenter des personnes, c'est-à-dire en définitive la force du nombre, mais des droits et des intérêts, c'està-dire la justice (II, p. 33). Les majorités ellesmêmes sont suspectes (1, p. 215) : « Une majorité fixe, indissoluble, qui serait invariablement composée des mêmes éléments, qui aurait un parti procéder par dialectique et déduction. Ainsi il donnait la forme d'un principe au jugement qu'il portait sur un fait ou sur une situation ; son opinion devenait une théorie. » 16. Guizot : Du gouvernement représentatif en France en 1816, Paris 1816, Maradan, cité ici d'après les Mélanges politiques et historiques, Paris 1869, Michel Lévy, pp. 14 et 16. 17. Barante : op. cit., tome II, p. 30 (discours du 17 mai 1820). . Biblioteca Gino Bianco. 213· pris sur tout, avant d'avoir écouté, une telle majorité peut être dans les mœurs anglaises ; mais un violent esprit de parti pourrait seul la former parmi nous... Nous avons de l'indépendance (...), nous prétendons écouter, comparer, juger enfin ».On voit ici que l'appel au jugement, à la raison, au droit, à la justice se conjugue, comme nous l'avons vu sous la Révolution, avec la condamnation de l'esprit de parti. C'est au fond une position très proche de celle de Bonald qui, le 24 février 1816, attaquant les partis, pose que « l'opinion publique, la seule qu'un gouvernement fort et sage doive prendre pour règle, est l'opinion que forment, chez un peuple chrétien, les lois éternelles de la justice, de la morale et de la vraie politique » 18 • , Bonald a au moins le mérite de n'avoir jamais varié. Il n'en est pas de même des doctrinaires qui, lorsqu'ils virent, en 1827, la possibilité de renverser le gouvernement Villèle et de triompher devant le corps électoral, se laissèrent gagner par les idées de parti et de majorité. Royer-Collard calcule alors les chances d'une majorité de coalition (op. cit., II, p. 349). Et Guizot participe ardemment à la formation de la société Aide-toi, le ciel t'aidera, qui est, sous le nouveau régime, la première tentative de parti organisé en vue de s'assurer une victoire électorale. Bonald ne s'y trompe pas, qui reproche aux libéraux d'avoir fait un corps de tous leurs électeurs : Ce corps compact a été réuni sous la direction d'un comité central séant à Paris, et dont nous avons vu que des comités partiels ou secondaires dans tous les départemens reconnoissoient l'autorité et prenoient les ordres. Rien de mieux imaginé pour le but que le parti s'est proposé. Les électeurs, ainsi organisés en institution permanente, font un véritable corps politique, et en ont tous les caractères ... Ce corps monstrueux, s'il s'affermit, sera, qu'on n'en doute pas, la pairie de la souveraineté du peuple 19 • Guizot, cependant, ne pense pas encore qu'il doive y avoir un parti majoritaire : Si toutes les opinions, toutes les volontés étaient décidées et enrôlées d'avance, s'il n'y· avait point de suffrage à conquérir, c'est-à-dire point de suffrages flottants, à quoi bon la discussion 20 ? Il est vrai qu'il faut peut-être voir là une attitude opportuniste : puisqu'il y a effectivement des voµc flottantes, un bon libéral, ·pour se les concilier, fera l'éloge du flottement et de l'indécision. Quoi qu'il en soit, au moment où les doctrinaires les plus réticents se rallient au $ystème des partis, les derniers ultras renforcent leur intransigeance. 18. Œuvres de M. de Bonald, tome VII: Pensées sur divers sujets, et discours politiques, Paris 1817, Le Clère, p. u6. 19. Bonald : De l'esprù de corps et de l'esprit de parti, Paris 1828, Le Clère, pp. 21-22. Guizot avait exposé le travail d'organisation où il avait participé dans un article de la Revue française de janvier 1828, repris dans les Mélanges déjà cités, p. 435. 20. Article de septembre 1828 de la Revue française, reprisdans les Mllanges, p. 492.
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