212 les deux partis qui divisaient la France. Comment donc faire fonctionner un régime parlementaire? Sans doute les hommes nouveaux l'auraient-ils emporté sans trop de difficultés, car les intérêts révolutionnaires représentaient un poids supérieur à celui des intérêts des émigrés, de qui l'influence était essentiellement le fruit de circonstances favorables. Les Cent-Jours et Waterloo vinrent donner aux hommes de l'Ancien Régime une importance inattendue. La première Restauration avait conservé le Corps législatif de Napoléon et remanié son Sénat pour en faire une Chambre des pairs. La seconde Restauration dut se hâter de faire élire une nouvelle Chambre pour remplacer celle des Cent-Jours, et ce fut la Chambre introuvable. Que manque-t-il alors aux ultras pour imposer leurs vues? Le ministère. Or il n'y a pas à proprement parler de ministère, et les ministres comme le roi lui-même s'effraient bientôt de l'extrémisme des députés. Comme sous la première législature de la ve République, on voit les ministres invoquer la volonté du chef de l'État pour s'opposer à celle de la majorité. C'est alors que le baron de Vitrolles - un des ouvriers de la Restauration, et un des plus ardents parmi les ultras, Vitrolles qui en 1814 présentait au roi un projet constitutionnel d'où le principe électif était à peu près complètement exclu, et qui reposait essentiellement sur la formation de deux Chambres de notables émettant des vœux tous les sept ans 14 - publie (anonymement, à vrai dire) une brochure intitulée Du ministère dans le gouvernement représentatif, où il reprend à son compte, en décembre 1815, tous les principes d'origine anglaise exposés l'année précédente par Constant, Laborde et Saint-Simon. cc J'ai, écrit-il (p. v), recherché dans l'histoire d'Angleterre comment l'usage du gouvernement représentatif avait influé sur l'existence des Ministres. » Il y a trouvé la responsabilité des ministres, l'unité du ministère, sa solidarité avec la majorité de la Chambre. Il s'exprime avec beaucoup de clarté et d'énergie sur le rôle des partis (pp. 6975), et l'on aperçoit ici avec une grande netteté que les partis, condamnés jusqu'alors en tant qu'ils représentaient des intérêts particuliers et des passions, se trouvent justifiés sur le plan de l'organisation politique et de son mécanisme propre. On cesse donc de juger les affaires publiques avec l'optique de la morale privée. Sur le plan individuel, la raison doit vaincre la passion ; sur le plan collectif, la passion doit assurer au gouvernement l'unité et la durée, conditions de l'action efficace et cohérente : On ne saurait parvenir à établir un Gouvernement · solide que par la division de la Chambre en deux partis distincts et bien déterminés ; et, au lieu de nous étonner que l'esprit de parti puisse servir quelquefois de guide et de régulateur, admirons bien plutôt une institution faite pour les hommes, et qui fait une aussi grande part aux passions humaines. .. 14. Vitrolles : Mémoires, tome II, Paris 1951, Gallimard, pp. 51-53. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL La formation de partis fixes dans une assemblée est surtout nécessaire aux Ministres. En effet, comment pourraient-ils suivre une marche systématique, employer des moyens uniformes, s'ils n'étaient jamais sfirs de s'appuyer sur une majorité constante et qui leur soit attachée par l'esprit de parti ; si, continuellement entraînés dans les mouvements orageux d'une assemblée délibérante, ils étaient tantôt appuyés de tout son assentiment, et tantôt entièrement abandonnés peutêtre dans les déterminations qui tiendraient à un grand ensemble, ou même qui seraient des conséquences de celles qui auraient été déjà· adoptées ? Aussi, dans les pays les plus exercés aux assemblées politiques, on a bien senti que le parti indépendant, qui paraît, au premier coup d'œil, le seul raisonnable, n'a presque jamais servi qu'à entraver la marche des affaires. . Vitrolles insiste ensuite sur ]a nécessité de sacrifier les opinions individuelles à la discipline de parti, sur l'utilité des « mots d'ordre », que nous appellerions aujourd'hui des slogans, et il souligne qu'une politique est un tout dont les parties sont interdépendantes. Il conclut : Nous ne pourrons atteindre les conditions du ministère et compléter le système du Gouvernement, qu'au moment où la Chambre se divisera en deux partis, dont l'un suivra invariablement la bannière du ministère, et l'autre servira sous des couleurs opposées. Cette opposition même est utile, est nécessaire aux Ministres pour les resserrer entre eux, et les forcer à environner toutes leurs dispositions de tout le poids de la raison, de toute l'influence des plus grands motifs ; et seraientils les seuls qui ne pussent pas profiter des avantages que les bons esprits peuvent retirer des inimitiés politiques ? Sans l'établissement de ces partis, la Chambre, sans majorité déterminée, ne peut pas donner le concours de son opinion à la formation du ministère, et devient, non-seulement inutile, mais même embarrassante pour lui, puisqu'elle ne lui prête aucun appui constant, et qu'elle interrompt sa marche au lieu de l'aider. Vitrolles, dans ce texte, exprime avec tant de bonheur les idées de ses adversaires, qu'il méritait d'être longuement cité. Ceux-ci, à vrai dire, ne crurent sans doute pas à sa conversion, et on le soupçonna de vouloir, en assurant le pouvoir à ses amis, se donner la possibilité d'en exclure définitivement les libéraux. Il faut pourtant noter que Benjamin Constant n'écrivit pas contre des idées si proches des siennes. Au contraire, lorsqu'il reprendra la plume à la fin de l'année suivante - entre-temps, la Chambre introuvable a été dissoute, et le rôle des ultras semble terminé, - ce sera pour constater qu'il devrait exister, entre les partis, un terrain d'entente~ l'accord sur les structures qui sont garantes de la liberté. C'est Guizot qui, en juillet 1816, répondit à Vitrolles au nom .des doctrinaires. Il y a longtemps qu'on a remarqué que l'art des doctrinaires tenait dans une casuistique qui leur permettait, en l'absence de toute doctrine, de manifester un opportunisme sans faille 15 • Les raisonnements de Guizot sont 15. Cf. Barante : La Vie politique de M. Royer-Collard, ses discours et ses écrits, Paris 1861, Didier, tome I, p.234 : « M. Royer était loin d'avoir des opinions absolues et abstraites ; il prenait toujours les circonstances en grande considération:; mais il était dans son caractère et son talent de
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