Le Contrat Social - anno IV - n. 4 - luglio 1960

YVES LÉVY D'un autre côté, l'influence théorique des physiocrates est presque évidente dans le rôle privilégié attribué, comme nous allons voir, à la propriété foncière par de nombreux publicistes de la Restauration. Enfin, une théorie brillamment exposée par Benjamin Constant mais dont les éléments étaient déjà quelque peu répandus avant lui, vint corroborer sur le plan de la philosophie de l'histoire (la philosophie de l'histoire est l'idéal lieu de rencontre de l'expérience historique et de la théorie) la croyance à la valeur du cens. Il s'agit de la thèse qui fait l'objet du discours De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, prononcé à l'Athénée royal en 1819, et inséré l'année suivante dans la septième partie du Cours de politique constitutionnelle. Constant · y expose que la liberté, pour les anciens, consistait à participer à la vie politique de la cité, mais que la cité contrôlait étroitement la vie privée des citoyens, tandis que chez les modernes, cc l'individu, indépendant dans sa vie privée, n'est même dans les Etats les plus libres, souverain qu'en apparence » (loc. cit., p. 243), « l'existence individuelle est moins englobée dans l'existence politique » (id., p. 268). Sans doute dit-il dans sa conclusion que la liberté politique soumet cc à tous les citoyens, sans exception, l'examen et l'étude de leurs intérêts les plus sacrés » (id., p. 272). On verra plus loin qu'il n'en est pas moins un adversaire déterminé de l'extension du droit de vote. Le droit de tous les citoyens à s'informer ne correspond vraisemblablement chez Constant qu'à la revendication de la liberté de la presse. Pour le reste, il lui semble seulement nécessaire qu'ils jouissent de cette liberté civile que les anciens ignoraient et q~, selon ce que dit Montesquieu dans un passage que ne manque pas de citer Chateaubriand, est un fruit du christianisme 8 • La distinction de la liberté civile et de la liberté politique était donc bien connue. cc La liberté civile obéit aux lois, la liberté politique contribue à les faire )), écrit Grégoire (loc. cit.) en 1814. Et des deux seule la première semblait fondamentale, la seconde ayant essentiellement pour objet de garantir la première. Il apparaissait donc que Rousseau et Mably avaient commis une erreur en s'efforçant de faire renaître parmi nous cette liberté antique qui « veut que les citoyens soient complètement assujétis pour que la nation soit souveraine, et que l'individu soit esclave pour que le peuple soit libre » 9 • Bien que Constant ne le dise pas clairement, on aperçoit que ce qui est 8. Montesquieu : Esprit des lois, XXIV, p. 3. - Chateaubriand : Génie du christianisme, IV, p. 313. A bien des égards, la théorie de Benjamin Constant semble à l'origine de la thèse qui formera, quarante ans plus tard, l'armature de La Cité antique, de Fustel cle Coulanges .. 9. B. Constant : loc. cit., p. 255. Cf. p. 259 : « Des institutions libres, appuyées sur la connaissance de l'esprit du siècle, auraient pu subsister. L'édifice renouvelé des anciens s'est écroulé, malgré beaucoup d'efforts et beaucoup d'actes héroïques qui ont droit à l'admiration. C'est que le pouvoir social blessait en tout sens l'indépendance individuelle sans en détruire le besoin. La nation ne trouvait point qu'une part idéale à une souveraineté abstraite vaHit les sacrifices qu'on lui commandait. » ... Biblioteca Gino Bianco 207 en cause ici, ce n'est pas la participation directe des citoyens au gouvernement de la Cité (il n'avait jamais été question de cela sous la Révolution, et sous la Convention même la France avait été gouvernée par des représentants élus), mais bien le suffrage universel. Quand donc il déclare que le cc gouvernement représentatif » est « le seul à l'abri duquel nous puissions aujourd'hui trouver quelque liberté et quelque repos » (id., p. 239), il faut entendre qu'il existe un certain agencement constitutionnel qui, en réservant les droits politiques à une minorité, garantit la liberté civile à la nation tout entière, c'est-à-dire éloigne aussi bien le despotisme d'un groupe que celui d'un homme. Charles Comte, à qui son intransigeance libérale valut des persécutions sous tous les régimes, ne pensait pas autrement lorsque dès la première Restauration (en janvier 1815) il écrivait dans le Censeur ( tome III), la publication la plus audacieuse de l'époque, son article sur « Le système représentatif». Il faut, disait-il (p. 77), « prendre garde de ne pas confondre ]a représentation nationale avec ce qui n'en a que l'apparence, et ne pas croire qu'il suffit d'avoir des députés pour avoir des représentans ... ». Il explique alors : « Ce qui constitue une telle représentation, ce n'est pas précisément une assemblée élue par la nation, et chargée de concourir à la formation des lois ; c'est l'identité d'idées, d'intérêt et de sentimens, qui existe entre le corps qui fait les lois, et le peuple pour lequel ces lois sont faites. » L'exemple qu'il donne est curieux : en défendant la liberté de la presse « M. Raynouard a représenté tous ceux qui désiraient le maintien de cette liberté (...) quoiqu'il n'eût été élu que par les plus forts contribuables de son département ». Charles Comte déduit de cela qu'il n'y aura de sécurité pour les citoyens que dans la mesure où ils seront représentés par des gens ayant les mêmes intérêts qu'eux. Cependant, ajoute-t-il (p. 86), « il ne faudrait pas s'imaginer qn'il est possible d'obtenir une représentation si parfaite que tous les citoyens soient exactement représentés : tout ce qu'on peut désirer à cet égard, c'est que les classes les plus influentes de la société aient des représen- ,. tans». Finalement, toute la revendication de Charles Comte aboutit à demander qu'on adjoigne aux représentant& de la propriété foncière des députés choisis cc parmi les savans, les magistrats, les militaires et les négocians ». SI LES CONSIDÉRATIONS qui précèdent n'ont pas un rapport direct avec le problème des partis politiques et de leur action sur le gouvernement, il était cependant nécessaire de retracer ces préoccupations qui sont toutes en rapport avec le problème du cens, et dont nous aurons l'occasion de compléter le tableau dans la suite. Au moment où l'on va en France renouveler les structures politiques, personne ne semble en mesure de faire la distinction entre le problème

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