206 Cependant cette interprétation démocratique du régime britannique demeure isolée. Les « monarchiens » eux aussi se réfèrent au modèle anglais, mais à leurs yeux, le modèle anglais, c'est avant tout une Chambre des pairs faisant écran entre le roi et la nation. Une dizaine d'années plus tard, le 19 brumaire an VIII, Grandmaison, membre du Conseil des Cinq-Cents, s'écrie dans cette assemblée : « Prétendra-t-on qu'en Angleterre la République et la liberté existent 3 ? » Il condamne ce qu'approuvaient les monarchiens, mais son interprétation est la même : ce qui caractérise l'Angleterre, ce sont les traits monarchiques et aristocratiques. De même en 1802, à la fin du Génie du christianisme, Chateaubriand exprime son admiration pour le gouvernement britannique qui se conserve « par la justesse des contre-poids >> : là est réalisé « ce gouvernement que Tacite regardoit comme un songe, tant il lui paraissoit excellent ». Et Chateaubriand cite l'historien latin : « Dans toutes les nations, c'est le peuple, ou les nobles, ou un seul qui gouverne ; car une forme de gouvernement, qui se composeroit à la fois des trois autres, n'est qu'une brillante chimère 4 • » On serait tenté de penser qu'au moment de la restauration les esprits ont souhaité la prépondérance de la Chambre des députés, de la Chambre des pairs ou du roi selon qu'ils se r2ttachaient à l'opinion démocratique, aristocratique ou monarchique. Il n'en est rien. Et d'abord parce que le terme de démocratie est trop malsonnant pour que personne se hasarde à l'employer 5 • Un Grégoire, 3. Il est vrai qu'il parle en termes analogues de Venise et des États-Unis. Selon lui, sans doute, Venise était un État aristocratique, tandis que les pouvoirs du président américain offraient l'image de la monarchie. 4. Génie du christianisme, Paris 1802, Migneret, tome IV, p. 310. Le passage de Tacite est dans les Annales, IV, 33. On y lit qu'un tel gouvernement est possible, mais dure peu. Chateaubriand cite l'historien latin avec la légère inexactitude qui lui est habituelle. 5. Ce mot est du moins très rarement employé. Dans son excellente Histoire du parti républicain en France, Paris 1928, pp. 1-2, Georges Weill note qu'il est utilisé par Grégoire, mais il n'avait plus le passage sous les yeux et l'a mal interprété. Dans son ouvrage brillant mais médiocre et superficiel sur Les Idées politiques en France sous la Restauration, Paris 1952, p. 145, D. Bagge cite ce même passage, qu'il ne pouvait manquer, ne le connaissant que par G. Weill, d'interpréter plus mal encore. Grégoire écrit (De la constitution française de l'an 1814, Paris 1814, p. 3. Il s'agit de la Constitution sénatoriale, et non de la Charte) : « Je n'examine pas si, comme le prétendent quelques publicistes, la démocratie est fille de la vertu, et la monarchie fille de la corruption. » Cette idée, qui fait partie de l'héritage de l' Antiquité, a été transmise par Machiavel à Montesquieu. Depuis Rousseau, c'est un lieu commun qu'on trouve sous la plume de tous ses lecteurs, c'est-à-dire partout. Et l'on soutient couramment que la France est un pays trop civilisé - donc trop corrompupour pouvoir vivre autrement qu'en monarchie. Loin de faire sienne cette conception, Grégoire la met en doute. Et sans vouloir savoir s'il y a vertu ou corruption et ce que cela implique, il demande que « quelle que soit la forme du gouvernement » on reconnaisse la nécessité de revenir à · « la séparation et à l'équilibre des pouvoirs ». En somme, ce « républicain d'esprit et de cœur • - ainsi se nommait-il lui-même - craint qu'au despotisme impérial ne succède ~ despotisme royal, et tacitement, au pessimisme rousseauiste, il oppose les m~canismes définis par Montesquieu et mis en œuvre en 1791. LE CONTRAT SOCIAL un Çarnot eux-mêmes, qui ne renoncent pas à leurs convictions républicaines, avouent que la Révolution a eu un caractère oppressif et s'efforcent de définir un agencement constitutionnel qui empêcherait le retour de semblables excès. Il est vrai que le premier préconise la séparation des pouvoirs et le second leur harmonie:"Du moins ont-ils un point commun : ni l'un ni l'autre ne songe à protester contre les restrictions apportées au droit de vote et à l'éligibilité. En 1814, le système du cens ne choque personne, et si quel~ue publiciste, tel Duchesne, avocat de Grenoble, s en indigne au nom des « droits du peuple», ce n'est pas que le système lui répugne, et que le peuple lui semble avoir tout entier le droit de s'exprimer: aussi bien que les rédacteurs de la Charte, il est convaincu que la fortune exigée des électeurs ,. sera « une garantie de la bonté de leur choix ». Et il en déduit que le cens d'éligibilité n'a pas de raison d'être, et qu'il faut tout au plus« donner quelque chose à la propriété, et quelque chose aussi à la profession » 6 • En termes clairs, Duchesne, fâché de n'être plus éligible, souhaitait qu'on adjoignît aux représentants de la fortune ce qu'on appela bientôt les « capacités ». La limitation des droits politiqt1:esà une petite minorité est donc. à peu près universellement acceptée. A cet égard, le souvenir de la Terreur jouait sans nul doute un rôle essentiel : elle était le produit de la seule assemblée qui eût été élue au suffrage universel direct. On aurait tort cependant de ne voir dans l'acceptation du régime censitaire qu'un réflexe de crainte. Si la Terreur était une référence implicite ou explicite si importante, c'est qu'elle apportait une confirmation éclatante à un ensemble d'idées plus ou moins raisonnées, idées soit théoriques, soit fondées sur l'observation historique, et qui conduisaient à cette acceptation. Il va de soi, pour la majorité de nos contemporains, que le suffrage doit être aussi étendu que possible, mais bien peu de gens sauraient expliquer pourquoi (et naguère, il paraissait évident à maints démocrates que les femmes dussent être tenues à l'écart de la vie politique). En ce temps-là, au rebours, le suffrage restreint semblait aller de soi. Esmein note qu' « au xv1ne siècle, d'après les précédents anglais et américain, le régime censitaire apparaissait comme la forme naturelle de l'électorat politique » 7 • En 1814, l'exemple anglais continuait à démontrer la valeur incomparable du cens, et devant la campagne des radicaux anglais en faveur d'une extension du droit de vote, certains publicistes français- ne manquaient pas de prédire que leur victoire marquerait la fin de la prospérité anglaise - et sans doute pensaient-ils à une catastrophe analogue à la Terreur. 6. Duchesne : Nouvelles réflexions d'un royaliste comtitutionnel sur l'ordonnance de réformation du 4 juin 1814, p. 64. « Ordonnance de réformation » était le nom donné à la Charte par le chancelier Dambray, soucieux d'intégrer ce document fâcheux dans la tradition des réformes accomplies volontairement par les rois français. 7. Esmein : Éléments de droit constitutionnel, se éd., Paris 1927, I, p. 405.
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