N. VALENT/NOV gigue, c'est-à-dire tenons compte de notre moi qui analyse. Que représente la pomme si nous ramenons l'image que nous nous en faisons à des éléments simples, indécomposables? La pomme est de couleur jaune : sensation visuelle. Elle a du poids : sensation tactile. Elle est sucrée : sensation gustative. Elle a un bon parfum : sensation olfactive. En tombant de la table elle fait un bruit : sensation auditive. En somme, du point de vue de l'analyse psychologique, qu'est-ce que la pomme, que sont toutes les autres choses matérielles? Un ensemble compliqué de sensations grâce auxquelles nous nous en faisons ·une idée et en tirons la connaissance que nous en avons. Si la pomme indépendante de nous devenait invisible, impalpable, inaccessible à aucune de nos sensations, pourrions-nous dire qu'elle existe? Où voit-on là un conte à dormir debout, un galimatias? - Vous ne les avez nullement supprimés, répondit Lénine avec un sourire moqueur. Vous pouvez toute la journée parler d'un complexe de sensations, la pomme n'en sera pas pour autant une sensation. La pomme est là (Lénine montra la table) et la sensation ici ( et Lénine se toucha le front). La sensation, continua-t-il, n'est qu'une propriété de nos organes sensoriels ; elle n'est que la trace laissée par la pomme qui cause cette sensation. Les sensations engendrent ce que nous savons de la pomme, mais elles ne sont pas la pomme. La pomme se situe en dehors des sensations et elle n'est pas résorbée par elles. Si un homme n'est pas mentalement malade, il ne confondra jamais la sensation qu'il ressent avec la cause de la sensation, cause qui est extérieure à lui et qui provoque la sensation. - Si je comprends bien, vous voulez dire que si, procédant à l'analyse psychologique, nous décomposons la perception de la pomme en ses ultimes éléments, les sensations, celles-ci cependant, comme toutes les sensations émanant d'une chose matérielle, ne s'identifient pas avec l'objet, mais représentent seulement ses qualités. Ainsi l'objet lui-même reste" en dehors des sensations " ou, selon l'expression de Kant, il est une " chose en soi ", un " noumène ". - Oui, c'est bien ce queje pense et vous ne m'impressionnez pas avec votre Kant. Plékhanov, un philosophe que l'on ne peut ravaler au niveau de votre Mach, a maintes fois montré que nous autres, matérialistes, reconnaissons la chose en soi et que nous la tenons pour connaissable. C'est en cela que nous nous séparons nettement des idéalistes qui estiment que la chQse en soi est inconnaissable. Excusez-moi : je vais offenser votre maître, mais je dois dire qu'il faut être un crétin comme votre Mach pour ne pas reconnaître l'existence des choses en soi et leur substituer je ne sais quels complexes de sensations. N'est-il pas évident que, derrière le rejet de la choseen soi, se cache chez Mach la négation d'un monde matériel indépendant de nous? Les choses en soi, le monde matériel qui existe en dehors de nous, agissent sur nos organes sensoriels et provoquent les sensations. Seuls des ignarespeuvent Biblioteca Gino Bianco 203 ignorer ou ne pas comprendre cette thèse f ondamentale et irréfutable du matérialisme. - Permettez que je vous réponde. Votre thèse fondamentale du matérialisme est si simple qu'en effet seuls des ignares peuvent ne pas en avoir entendu parler. Mais la connaître ne signifie pas l'adopter : elle est par trop primaire. Vous dites que les sensations sont dans l'homme et que leurs causes se situent en dehors de lui. Il me semble que la nature des sensations vous échappe : vous les confondez avec les pensées et les sentiments. Il nous arrive souvent d'entendre dire : je sens le froid, j'éprouve un mécontentement. Les sentiments de satisfaction, de mécontentement, de tristesse, de joie, de douleur, de peur, se situent effectivement en moi, comme les pensées ; mais quand il s'agit de sensations de chaleur, de froid, de lumière, de douceur, de son, je ne puis en dire autant. La question est alors beaucoup plus complexe et la théorie de la connaissance s'efforce d'y répondre. cc Rappelons, selon l'empiriocriticisme, quel est le point de départ de la connaissance pour tout homme normal. Dans son expérience, ce contact incessant entre sujet et objet, entre le " moi " et le "non-moi", l'homme se trouve être l'élément central d'un système de coordination dont l'élément opposé est soit l'environnement, soit un autre homme. Ce milieu, ou comme vous dites ce monde matériel indépendant de nous, se compose d'éléments différents de couleur, d'odeur, de chaleur, de son, de mouvement, de pression, d'attraction, etc. Étudier ces éléments dans leurs rapports réciproques, dans leur connexion et leur interaction en faisant abstraction de nous-mêmes, c'est être sur le terrain de l'analyse physique; le faire en tenant compte de notre " moi ", de notre corps, c'est nous placer sur le plan de l'analyse psychologique qui, du domaine déterminé, nous transporte dans le domaine déterminant. Au contact du sujet, un même objet se présente soit comme élément physique, soit comme élément psychologique - comme une sensation. Il n'y a pas là une différence dans le contenu de ce qui est connu. Il n'y a qu'une différence dans la façon de voir et d'aborder ce qui dans l'expérience est indissolublement lié. cc A prendre les_choses ainsi, peut-on dire que les sensations se situent dans le sujet? Votre philosophie prétend que ce sont les " choses en soi " qui provoquent les sensations en agissant sur les organes sensoriels. Or, quand nous nous plaçons sur le plan de l'analyse physique sans tenir compte de nos organes sensoriels, nous ne découvrons jamais de " choses en soi", mais seulement des choses ; nous ne trouverons jamais de sensations, car l'objet physiologique analysé (l'homme) possède un cerveau, des cellules, des vaisseaux, de la matière grise, mais aucun microscope ne décèlera les sensations, les sentiments ou les pensées. On ne peut parler de sensations que si l'on abandonne le point de vue de l'analyse physique pour se placer sur le terrain de l'analyse
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