202 sairement à réviser et même à rejeter le marxisme, je répliquai : « Je vous en prie, laissez le révisionnisme tranquille. Il ne s'agit pas de cela. Il s'agit de savoir si deux fois deux font quatre, ou comme vous le prétendez, cinq. En mêlant ici le révisionnisme, vous ne cherchez qu'à vous échapper d'un domaine où vous êtes très faible pour gagner adroitement un terrain sur lequel vous êtes très fort. » Ma réponse fut encore plus sèche après la remarque sarcastique de Lénine, lorsque j'eus cité les philosophes Feuerbach et Petzholdt « Ne faites pas comme le Vorochilo·v de Tourguéniev. N'essayez pas de m'épater avec votre " culture ". Vous ne m'impressionnerez pas : j'ai fait assez de philosophie pendant 1non exil en Sibérie. - On ne s'en aperçoit pas du tout, m'écriai-je. Vot.isn'en avez guère tiré profit. N'essayez pas de transposer votre autorité dans le domaine de la philosophie. Je ne saurais l'admettre. » Bref, je m'insurgeais, ce qui ne fit qu'irriter Lénine davantage. Sa bienveillance à mon égard s'était volatilisée au cours de la discussion. Peu de jours auparavant il avait confié à « N. Nilov»2 une mission secrète ; maintenant il voyait en ce même Nilov un ennemi. Pourquoi? Était-ce parce que je regimbais, parce que je m'étais départi de l'habitude bolchévique consistant à reconnaître son autorité et à s'y soumettre? Était-ce parce que je manifestais de l'obscu~antisme réactionnaire en tant qu'adepte de Mach, obscurantisme incompatible avec le matérialisme philosophique, commettant ainsi le crime de lèsemarxisme auquel il n'y avait qu'une réponse : la main sur la figure pour me clouer le bec? Lénine finit par être tellement irrité qu'il m'interrompait à tout bout de champ en proférant des injures. Exaspéré, je lui lançai : « Ou vous cessez de m'interrompre avec des cris et des invectives et vous poursuivez la discussion en " homme cultivé ", ou, si vous en êtes incapable, je m'en vais... » Comme s'il avait reçu un coup, Lénine se ressaisit et dit ironiquement : << Parlez. J'essayerai de vous écouter en " homme cultivé " et de ne pas vous couper la parole. » Et en effet il ne m'interrompit plus une seule fois. Il est vrai que notre discussion touchait à sa fin. IL N'EST ni possible ni nécessaire de rapporter en détail cette longue dispute de deux heures et demi. Je me contenterai de mentionner les derniers propos échangés. Je m'étais évertué à fixer l'attention de Lénin~ sur divers aspects très 2. Autre nom _de plume de Volski-Valentin~v (N.d.l.R.). - Biblioteca Gino Bianco ::...... _______ LE CONTRAT SOCIAL importants de l'empiriocriticisme : la théorie de la connaissance que soutient Avenarius quand il analyse le système nerveux central, le fondement biologique de la connaissance, le principe de l'économique des forces dans l'idéation, le besoin de l'expérience dite «pure», le profond réalisme des prémisses d'Avenarius et .de Mach. Lénine ne voulait rien entendre et rejetait tout en disant : « Passons à l'essentiel », et pour lui l'essentiel, c'était l'incompatibilité du matérialisme avec « le galimatias idéaliste de· Mach ». Se référant à Engels et à Plékhanov, il formula comme suit la « grande vérité du matérialisme » : « Il existe en dehors de nous, et entièrement indépendant de nous, un monde de choses matérielles; en agissant sur nos organessensoriels,ellesprovoquent en nous des sensations qui nous permettent de connaître la nature des choses. » Cette « grande vérité » n'est évidemment qu'une toute petite philosophie d'homme de la rue. On peut parfaitement s'en accommoder, elle ne gêne personne, mais comme il en est presque toujours de toutes les vérités vulgaires, elle se ternit à la moindre analyse. Lénine était fermé à cette analyse et conscient de posséder complètement la « grande vérité » ; il rejetait ayec mépris le « galimatias » de Mach. Il citait machinalement tel ou tel passage du livre de Mach, en s'obstinant à ignorer le contexte qu'il n'avait visiblement pas lu, et répétait sans arrêt, dans son mémorandum comme au cours de notre discussion : « Mach écrit que ce ne sont pas les corps, les choses matérielles qui provoquent nos sensations, mais que ce sont au contraire nos sensations qui forment les corps. Essayez donc de démontrer que ce n'est pas une calembredaine, un bavardage idéaliste. - Bien, je vais essayer. » p y avait sur la table quelques pommes; j'en pns une : « Cette pomme, cet objet matériel, on peut en déterminer le volume, le poids spécifique, sa teneur en sucre, son degré d'acidité, séparer les éléments qui lui donnent son parfum et sa couleur. Les botanistes établissent toutes ses autres propriétés, l'espèce à laquelle elle appartient, l'étendue qu'il faut réserver à sa culture, etc... Ce faisant, nous utilisons ce que Mach appelle la méthode physique : nous considérons ces corps comme un monde de choses indépendantes de nous. Notre présence ou notre absence ne change rien à son existence. Mais croire que nous en sommes détachés serait une manière de voir superficielle. Nous avons fait abstraction de nous et ne tenons pas compte du rôle que nos organes sensoriels jouent dans l'étude de cette · pomme. Et cependant il suffit par exemple de · couper le nerf optique pour que disparaisse aussitôt la majeure partie de ce que nous savons de la pomme. « Abandonnons la méthode physique de la connaissance et passons à la méthode psycholo-
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