198 possible de prendre connaissance d'Avenarius en une semaine. Je vous les confie pour quinze jours, à condition que vous me les rendiez dans le délai fixé. » Je portai les livres chez Lénine. Trois jours plus tard, au restaurant des Lépéchinski, la femme de Goussiev, s'il m'en souvient bien, me dit qu'elle avait vu Lénine, que celui-ci voulait me parler et s'apprêtait à me cc laver la tête ». Me cc laver la tête »? Qu'avais-je donc fait? Lénine me reçut cette fois très sèchement. Il me rendit les livres : « Prenez-les, je n'en ai plus besoin. - Vous les avez vraiment lus?» m'écriai-je. Il n'y avait pas moins de douze cents pages. Ce n'est pas un roman de lecture facile dont on puisse venir à bout en deux jours et demi. Pour toute réponse Lénine tira de sa poche quelques feu_illets: « Voilà pour vous, en souvenir de moi, un petit mémorandum. Une petite chiquenaude contre vos philosophes de malheur en compagnie desquels vous avez certainement l'intention de réviser le marxisme. Je comprends maintenant que votre fréquentation de Boulgakov, votre présence à ses cours, n'ont pas été sans laisser des traces. A son exemple, vous avez tendance à opposer au matérialisme une théorie idéaliste, confuse et sans aucune valeur. Je vous avertis qu'il n'en résultera que de la honte. » Je fis semblant de ne pas entendre l'allusion à l'influence de Boulgakov: cc Chez moi, j'étudierai à fond votre mémorandum. En attendant, permettez-moi d'y jeter un coup d'œil. » Ce document contenait en germe tous les principes essentiels de son livre Matérialisme et empiriocriticisme qu'il devait écrire en 1908. Il couvrait onze petites pages de bloc-notes avec de larges interlignes, surtout à partir du huitième feuillet. Il avait pour titre Idealistische Schrüllen [Lubies idéalistes], écrit en grosses lettres et deux fois souligné. Suivait la démonstration que la philosophie de Mach était un cc galimatias » d'ignorant qui niait l'existence d'un monde matériel objectif, indépendant de nous. En parcourant ce cc mémorandum », je me rendis compte aussitôt que Lénine n'avait fait que feuilleter le livre de Mach et que, n'y ayant rien compris, il l'avait en effet transformé en galimatias. Quant aux livres d'Avenarius, il ne les avait manifestement pas ouverts. En ce qui concerne les conceptions cc philosophiques », si l'on peut dire, de Lénine, ce qui frappait c'était le caractère primitif de leur matérialisme vulgaire et naïf. Jusqu'alors Lénine n'avait jamais abordé dans ses écrits de problème philosophique ; je ne pouvais donc pas soupçonner sa grande faiblesse dans ce domaine. Il semblait n'avoir jamais eu en main le moindre ouvrage d'histoire de la philosophie, ni aucun traité de psychologie ou de psycho-physiologie. Mais. je ne voyais là rien qui pût diminuer Lénine, du moins au début de nos controverses, Selon moi cela prouvait uniquement LE CONTRAT SOCIAL qu'il n'existait pas d'esprit encyclopédique, que Lénine, préoccupé de problèmes polittques et économiques, n'avait pas eu le temps d'explorer les autres disciplines. Il y a tant de choses que nous ne connaissons pas... Les sciences naturelles, la technique sont plus importantes que la philosophie et pourtant une très grande majorité des marxistes les ignorent. Seulement, il était tout de même un peu fort de faire de l'ignorance une vertu et de s'tmaginer pouvoir passer à quelqu'un « un savon » en se bornant à l'apostropher. J'estimais que les opinions philosophiques de Plékhanov étaient saugrenues, mais lui au moins avait étudié la philosophie. Dans le mémorandum de Lénine, il n'y avait pas trace de connaissancesen la matière. EN PROIE à ces réflexions je fis remarquer très calmement à Lénine : « Votre critique de Mach me rappelle les propos d'Engelmeyer, le traducteur des Esquisses scientifiques populaires de Mach, parues à Moscou il y a trois ans. Dans sa préface, tout comme vous, Engelmeyer affirme que Mach, encore que physicien et naturaliste, nie l'existence d'un monde matériel extérieur et démontre qu'il n'existe rien d'autre que les sensations subjectives. S'il en était ainsi, s'exclame Engelmeyer, je n'aurais ni parents, ni situation, ni propriété, rien d'autre que des sensations. Ce faisant, Engelmeyer confond sensations avec représentations, réflexionset sentiments. Il ne comprend évidemment pas que l'existence de la sensation témoigne qu'elle est conditionnée par un élément extérieur. S'il n'y a pas de source de lumière ou de chaleur, aucun tour de passe-passe, aucun effort de la volonté ne saura provoquer la sensation de la lumière et de· la chaleur. La philosophie de Berkeley s'est heurtée il y a deux siècles et se ·heurte encore de nos jours à la même incompréhension. Lui aussi a été accusé de nier l'existence du monde extérieur. Se moquant de lui, ses critiques lui proposaient de franchir les abîmes ou de se frapper la tête contre les murs. Et pourtant il y a dans l'étrange formule de Berkeley, à première vue incompréhensible, esse est percipi,, l'expression d'une analyse aiguë, d'un profond réalisme, et nullement une vue métaphysique. » En entendant la formule esse est percipi, Lénine sursauta et entra en fureur. # « Il. est évident, s'écria-t-il, que vous ne saisissez pas le sens de esse est percipi. Il saute aux yeux que vous n'entendez rien au latin et que vous ne comprenez pas qu'en louant cette formule idiote vous défendez des niaiseries et du galimatias. Si l'on traduit sans tourner autour du pot esse est percipi, cela veut dire que tout ce qui existe n'est que perception, c'est-à-dire simplement une sensation subjective. Un homme qui bâtirait sa philosophie uniquement sur la sensation serait un cas désespéré ,· il faudrait ,,,
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==