Le Contrat Social - anno IV - n. 4 - luglio 1960

... • . . revue ltistorÎIJ.Ueet criti4ue Jes /aits et Jes iJées JUILLET 1960 B. SOUVARlNE .......... . N. V ALENTINOV ........ . YVES LÉVY .............. . K. PAPAIOANNOU ...... . - bimestrielle - Vol. IV, N° 4 Khrouchtchev révisionniste Lénine philosophe Les partis et la démocratie (III) Marx et l'État moderne L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE E. DELIMARS ........... , . Difficultés de l'agriculture soviétique Les nationalités en URSS ALEX INKELES .......... . DÉBATS ET RECHERCHES DAYA ... .. . . . . . ...... . . . . . RAOUL GIRARD ET ...... . Des valeurs essentielles en politique Sur la guerre subversive QUELQUES LIVRES Comptesrendus par Louis RouGIER, LÉON EMERY, AIMÉ PATRI, Luc GUÉRIN, CLAUDE HARMEL INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco •

Au • • sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL NOVEMBRE1959 B. Souvarlne Le mythe du défi Karl A. Wlttfogel Mao Tsé-tounget le léninisme David T. Cattel 1 Le communismeet le Noir africain Yves Lévy De l'orléanisme Théodore Ruyssen Le fédéralisme selon P.-J. Proudhon Paul Barton Le déficit démographique en URSS * P.-J. PROUDHON CARNETS MARS1960 B. Souvari ne Coexistenceet lutte idéologique Richard Pipes Max Weber et la Russie E. Delimars Le retour de Lyssenko Leonard Schapiro Histoire et mythologie J. Ruehle Le thé8tre soviétique Lucien Lourai Marxisme et socialisation * PIERRE LEROUX DE L'INDIVIDUALISME. ET DU SOCIALISME. JANVIER1960 B. Souvarine Lé culte de Lénine Léon Emery Technique et communisme Michel Collinet L'homme de l'organisation K. Papaioannou Marx et le despotisme Aimé Patri Quelquessubtilités du marxisme Véra Alexandrova Jeunesse et littérature soviétiques * IVAN PAVLOV LE. RÉFLEXE.DE. LIBERTÉ MAI /960 · B. Souvari ne La quintessencedu marxisme-léninisme Paul lgnotus La Hongrie trois ans après W. Griffith Situation du révisionnisme B. Aumont France et URSS: économiescomparées Léo Moulin Origines des techniquesélectorales , Richard L. Walker Regardssur la Chine * Points d'histoire récente Staline et Trotski Ces numéros sont en vente à l'administr-ation de la revue, 165, rue de I' Universlté, Paris 7e Le numéro : 2 NF 1otec -

kCOMJ?ili rev11l'/,irtnri11ur et critiquc>tle1 /ait1 el Je1 it/le1 JUILLET 1960 VOL. IV, N• 4 SOMMAIRE Page B. Souvarine . . . . . . . . . KHROUCHTCHEV RÉVISIONNISTE . . . . . . . . . . . . 191 N. Valentinov . . . . . . . LÉNINE PHILOSOPHE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195 Yves Lévy . . . . . . . . . . . LES PARTIS ET LA DÉMOCRATIE (Ill) . . . . . . . . . . 205 K. Papaioannou . . . . . MARX ET L'ÉTAT MODERNE.................. 216 L'Expérience communiste E. Delimars . . . . . . . . . DIFFICULTÉS DE L'AGRICULTURE SOVIÉTIQUE. 225 Alex lnkeles . . . . . . . . . LES NATIONALITÉS EN URSS . . . . . . . . . . . . . . . . . 232 Débats et recherches Daya . . . . . . . . . . . . . . . DESVALEURS ESSENTIELLESEN POLITIQUE.... 240 Raoul Girardet Quelques livres Louis Rougier SUR LA GUERRE SUBVERSIVE................. 243 L'EUROPE UNIE, ROUTEDE LA PROSPÉRITÉ, de MAURICE ALLAIS • • • • • • • • • • • • • • • . . • . . .... . . • . . • • • • • • • • • • • 249 Léon Emery.......... L'ANTI-SYSTÈ.ME, de JEAN MAZE....•......•... .-...• 250 Almé Patri . . . . . . . . . . ÉCRITSHISTORIQUESET POLITIQUES, de SIMONE WEIL • 250 TOUSSAINTLOUVERTURE,LA RÉVOLUTIONFRANÇAISEFT LE PROBLÈMECOLONIAL, d'AIM~ C~SAIRE • . . . • • . • . • 252 ESSAISUR L'IDÉALISME MODERNE,de PHILIPPEMEYNIER 253 Luc Guérin . . . . . . . . . . CRITIQUE DE LA RAISONDIALECTIQUE, de J.-P. SARTRE• 255 Claude Harmel. . . . . . . JEANTEXCIER, UN HOMME LIBRE. 1888-1957. • • • • • • • • • 255 Livres reçus Biblioteca Gino Bianco ...

DIOGÈNE Revue Internationale des Sciences Humaines Rédacteur en chef : ROGERCAILLOIS N° 31 : Juillet-Septembre 1960 Pedro Lain Entra/go. .. . Claude Lévi-Strauss ... . Kostas Papaioannou .. . George Boas ........ . Herbert Marcuse ..... . GeorgesMounin ..... . Joffre Dumazedier .... . SOMMAIRE Santé et perfection de l'homme. Le Problème de l'invariance en anthropologie. La Consécration de l'histoire. La Tradition. Ch ro niques Actualité de la dialectique. Définitions récentes du long.age. Loisir cinématographique et culture populaire. Comptes rendus par Herbert Drux, sur des ouvrages de Friedrich Blume, Helmut Kirchmeyer, Marius Schneider, Boris de Schloezer et Marina Scriabine. RÉDACTIONET ADMINISTRATION: 6, rue Franklin, Paris 16" (TRO. 82-20) Revue trimestrielle paraissant en quatre langues anglais, arabe, espagnol et français. L'édition française est publiée par Id Librairie Gallimard, 5, rue Sébastien-Bottin, Paris 7e Les abonnements sont souscrits auprès de cette maison (CCP 169-33, Pa ris) Prix de vente au numéro : 2 NF 60 Tarif d'abonnement : France : 9 NF 20; ~tranger : 12 NF , SUZANNE LABIN IL EST MOINS CINQ On· ne prépare pas la guerre qui a lieu · BERGER-LEVRAULT 6 NF Biblioteca Gino Bianco --

rev11e ltistorÎtJUeet critique Jes faits et Jes iJées Juillet 1960 Vol. IV, N° 4 KHROUCHTCHEV RÉVISIONNISTE par B. Souvarine LÉ RÉVISIONNISME est à l'ordre du jour dans le monde communiste. Le mot et la chose datent de la fin du dernier siècle, quand Édouard Bernstein mit en question certaines notions tenues pour intangibles par les zélateurs d'un marxisme dogmatique, soi-disant « orthodoxe ». Parmi ces derniers, le jeune Lénine définissait le révisionnisme comme « un courant hostile au marxisme à l'intérieur du marxisme », ce qui implique une c?ntr,_adiction~_s. les termes et n'a aucun sens. Lw-menie avait ecr1t en 1899, l'année même où parut l'ouvrage de Bernstein : « Nous ne considérons nullement la théorie de Marx comme quelque chose de parfait et d'inattaquable ; au contraire, nous sommes pers~adés qu'elle a donné seulement les bases de la science que les socialistes doivent nécessairement parfaire dans tous les sens s'ils ne veulent pas rester en retard sur la vie (...) Les socialistes russes ont particulièrement besoin d'interpréter de façon mdépendante la théorie de Marx, car elle ne donne que des directives générales... » Le révisionnisme n'est rien d'autre que l'interprétation indépendante pr~conisée par Lénine ~vant. que celw-ci ne versat dans l' « orthodoxie » intolérante. Bernstein se réclamait à juste titre de·Marx et d'Engels en se refusant « à regarder le marxisme comme une doctrine immuable ou définitive», selon son expression équivalente à celle de Lénin~. Son essai de révision ne prétendait pas aboutir à des conclusions achevées. Il professait avec W. Sombart « que le progrès de la science sociale n'est pas dans la réfutation, mais dans l'assimilation et le développement des conséquenc~s de l'œuvre scientifique de Marx, que cette contmuation ne saurait être menée à bien si l'on ne fait pas d'abord l'inventaire critique de la théorie ». Faute de quoi la théorie devient un « credo Biblioteca Gino Bianco sectaire» et ne s'adapte plus « aux conditions économiques et politiques modifiées ». Et B~rnstein de rappeler que Marx et Engels « ont vivement combattu l'idée d'une vérité définitive ». On ne peut pas dire, observait-il déjà en 1899, « qu'actuellement la misère, la servitude, la déchéance s'accroissent dans les pays avancés». La victoire du socialisme, selon lui, ne dépend pas « de sa nécessité économique immanente », d'une base « purement matérielle », car à côté des forces objectives, il y a des forces subjectives, il y a « l'élément conscient, volontaire, intentionné de l'action humaine ». Marx et Engels, qui avaient méconnu cela dans leurs premiers écrits, ont donné au matérialisme historique une forme plus « mûrie et élaborée » vers la fin de leur vie. Le marxisme n'est pas un système figé; il s'agit, non de le vénérer, mais de savoir si telle ou telle hypothèse est exacte ou non. Si la « réalité des choses» fait revivre Proudhon et d'autres socialistes considérés comme surannés par les marxistes orthodoxes, c'est qu'ils avaient émis des « idées viables» que la polémique ne peut anéantir 1 • Les idées viables du révisionnisme, précisément, .ont résisté à l'épreuve du demi-siècle éc.oulémieux que les principes ·rigides de l'orthodoxie. De .bonne foi, cela n'est plus contestable. Lénine en personne, incarnation du volontarisme révolutionnaire, a justifié sur .ce point essentiel les vues de Bernstein. L'évolution historique depuis les célèbres controverses du congrès de Hanovre confirme le bien-fondé des critiques taxées alors d'hérésie. De nos jours, nul ne soutiendra sérieusement la théorie de la paupérisation absolue ni celle des crises cycliques, par exemple. 1. Éd. Bernstein : Socialisme théorique et socialdémocratie pratique. Paris, 38 éd. 1 1912.

192 On comprend donc mal le sens péjoratif conféré au terme del révisionnisme, digne p~u~ô~d'u~e acèeption élogieuse pourvu que la rev1s1~n.soit à la hauteur d'intentions révisionnistes lég1trmes. Les successeurs de Staline n'en font une injure ou' à la faveur de leur puissance matérielle combinée avec une absence complète de scrupule~, devant quoi ne se dresse aucune contrepartie à la mesure de leur propagande. LES PREMIERS RÉVISIONNISTES furent Marx et Engels qui « avaient considérablement modifié leur façon de voir au cours des années », comme dit Bernstein; on l'a prouvé surabondamment avec textes à l'appui, d'abord contre Kautsky incarnant l'orthodoxie avant d'argumenter contre Lénine qui, plus tard, l'accusa aussi de révisionnisme. A son tour, Lénine se permit de réviser le.marxisme, 1;1eserait-ce q~'en prenant le contre-pied du Manifeste communiste : « Les communistes ne forment pas un parti distinct en face des autres partis ouvriers (...) Ils n'établissent pas de principes distincts sur lesquels ils aient dessein de modeler le mouvement ouvrier (...) Enfin les communistes travailleront de toutes parts à l'union et à l'entente des r artis démocratiques de tous les pays. » A cet égard, la pratiq':e de Lénine et de,s~s.dis~iples représente à coup sur le comble du revistonmsme. Le léninisme révise à fond le marxisme en faisant de la dictature du prolétariat, dont Marx et Engels voyaient un modèle dans la Commune de Paris, la dictature d'un parti unique obéissant à l'oligarchie (Lénine dixit) de son Comité central. Le prolétariat n'a pas la parole sous un régime où, selon Staline, « le Politburo est omnipotent, il est au-dessus de tous les organes du Comité central. Et l'organe suprême, c'est le plénum, que parfois l'on oublie. Chez nous le plénum décide de tout... 2 » Non seulement il n'est pas question de dictature d'un seul parti, dans la Critiquedu programmede Gotha où Marx envisage une dictature prolétarienne transitoire entre la prise du pouvoir et l'instauration du socialisme, mais il n'y a pas place pour la terreur dans cette conception à laquelle se référait Lénine. · Le stalinisme révise de même le léninisme, sous maints rapports et notamment en proclamant la réalisation du socialisme là où se consolident un capitalisme d'État et la pire exploitation de l'homme par l'homme. D'après Marx, les travailleurs n'ont plus besoin d'État dès lors que l'exploitation du travail a cessé d'exister. Pour Lénine, l'État commence à dépérir aussi après la 2. Le mot de Lénine ·sur« l'oligarchie• du Comité central est dans la Maladie infantile du communisme (Le« gauchisme •) dont il existe plusieurs traductions françaises éditées à Paris et à Moscou depuis 1920. . Le passage de Staline se trouve dans un discours au x1ve congrès du Parti. Cf. Œuvres de Staline (en_russe), t. VII, Moscou 1947. LE CONTRAT SOCIAL conquête du pouvoir par le prolétariat (lire : par son parti) car aucun ap~arei_létatique n'a de raison d'être quand les distlncttons de classes disparaissent. Il pensait même que durant la période de transition du capitalisme au socialisme, « aucun appareil spécial de répression » ne serait nécessaire puisque l'ensemble de la population, dans la plénitude de ses droits démocratiques, formerait la- nation armée. Il suffit de comparer ces utopies à la réalité soviétique pour savoir jusqu'où peut aller le révisionnisme. Comme tant d'autres, y compris ses contradicteurs qu'il a mis à mort, Staline citait Marx ou Lénine quand il y trouvait avantage, mais revendiquait la liberté d'interprétation pour peu que son intérêt du moment l'exigeât : « Nous n'avons pas le droit d'attendre des classiques du marxisme, • antérieurs de quarante-cinq ou cinquante-cinq ans à notre temps, qu'ils aient prévu tout zigzag de l'histoire pour chaque pays dans un lointain avenir» a-t-il prononcé, cette fois avec raison, mais afin de faire prendre ses vessies staliniennes pour des lanternes marxistes-léninistes. En plusieurs circonstances, il a versé dans l'une ou l'autre variété de révisionnisme, fort de moyens policiers irrésistibles qui autorisent tous les subterfuges de terminologie. Une copieuse littérature byzantine de polémique intérieure au Parti en fournit naguère maints exemples, avant que les tueries de l' « épuration » n'y mettent le point final. En fait de révisionnisme, le culte artificiel de la personnalité répugnante de Staline a dépassé les pires appréhensions des adversaires socialistes du bolchévisme et des opposants communistes · au stalinisme. Dans le soi-disant marxismeléninisme actuel, en outre, subs.istent des traits hérités de Staline qu'on ne saurait honorer du nom respectable de révisionnisme, entre autres un chauvinisme et un antisémitisme qui eussent donné la nausée à Marx comme à Engels et à Lénine. Mentionnons encore un militarisme monstrueux, sans précédent, véritable insulte à toutes les traditions et à tous les principes dont le marxisme était la synthèse. Mais il faut revenir au révisionnisme en prêtant quelque attention au mensonge du socialisme soviétique, qui sunrit encore à Staline. * ,,.,,. LA 178 CONFÉRENCE du _Parti en _1932 et le XVIIIe Congrès en 1939 ont décidé, l'une que- les bases du socialisme, l'autre· que le socialisme même, étaient des faits accomplis. Chose curieuse, Molotov, bras droit ou bras gauche de Staline, rapporteur à ces d~ux assemblées, ne s'en était pas rendu compte et il fallut le rappeler à l'ordre en 1955 pour lui montrer l'évidence 3 • Or Lénine a dit et répété après Marx 3. Cf. lettre de contrition de Molotov dans Kommounüt, Moscou, oct. 1955. Et notre Contrat social, janv. 1960, p. 4, en note.

B. SOUVARINE que« le socialisme,c'est la suppression des classes » et que la dictature du prolétariat doit s'exercer entre la prise du pouvoir et la réalisation du socialisme. Il s'ensuit que depuis une vingtaine d'années, la dictature pseudo-prolétarienne aurait dû disparaître. La deuxième et dernière édition du Dictionnaire politique (Moscou 1958) définit la dictature du prolétariat comme le « pouvoir étatique du prolétariat instauré en conséquence de la révolution socialistepour assurer la transition du capitalisme au socialisme ». La transition étant terminée, paraît-il, on ne s'explique pas que la dictature du parti unique perdure. Il y a là un révisionnisme inavoué, mais criant. En 1920, Lénine parlant à Fernando de los Rios prévoyait que la période transitoire de dictature pourrait durer « peut-être quarante ou cinquante ans ». Les quarante ans sont écoulés, les cinquante le seront bientôt, et il faut croire que le socialisme n'existe pas puisque la dictature existe et qu'il n'est pas question d'y mettre fin. Toujours selon Lénine, « la dictature du prolétariat est le prolongement de la lutte de classe prolétarienne sous de nouvelles formes». Par conséquent, là où la dictature persiste, la lutte de classe continue, donc il y a des classes, donc il n'y a pas de socialisme puisque « le socialisme, c'est la suppression des classes ». Le révisionnisme coule à pleins bords. Lors du xe congrès du Parti en 1921, Lénine réagit contre la tendance à brûler les étapes vers le communisme. Il préconisait de passer d'abord au capitalisme d'État, de là au socialisme et, plus tard, au communisme, processus qui devait durer des générations, mais non des siècles. Vers la fin de sa vie, il redoublera de prudence. Dans son article de 1923 «Sur la coopération », il identifie le développement de la coopération au développement du socialisme, mais il s'agit de coopération libre, volontaire, non de coopération par le fer et par le feu à la Staline. Et de même qu'il avait reconnu : « Les bases du socialisme n'existent pas chez nous. Les communistes qui imaginent qu'elles existent commettent la pire des fautes », il conclura dans son écrit ultime : cc Nous manquons de civilisation pour pouvoir passer directement au socialisme, encore que nous en ayons les prémisses politiques. » Ainsi Khrouchtchev, tout comme Staline, trompe-t-il son monde en assimilant le socialisme à son régime d'inégalité extrême, d'exploitation de l'homme par l'homme, de dictature du parti communiste substitué au prolétariat, tout en dénonçant le révisionnisme. Il se comporte encore en révisionniste quand il impute à Lénine l'idée première de la cc coexistence pacifique» de tous les pays, contraire à la doctrine constante du maître. Il n'y parvient qu'en tirant par les cheveux de rares fragments de textes inactuels séparés des contextes pour leur prêter une signification abusive. Cependant l'on constate aisément que dans les encyclopédies, dictionnaires politiques et diplomatiques, ouvrages minutieux Biblioteca Gino Bianco 193 de références soviétiques où figurent les moindres expressions et locutions lie Lénine, la « coexistence pacifique » brille par son absence. TOUT CE QUt EXISTE coexiste, sauf guerre à mort, et par conséquent l'existence de l'Union soviétique implique une coexistence. Cette banalité ne sert qu'à souligner l'indigence de la pensée d'un Staline et d'un Khrouchtchev. Du vivant de Lénine, l'Union soviétique était trop faible pour songer à une action offensive contre personne, après l'échec cuisant de la marche sur Varsovie en 1920. La retraite précipitée de l'Armée rouge et la leçon de l'aventure militaire en Pologne assagirent Lénine, responsable de la fâcheuse tentative. Ses propos pacifiques ultérieurs ne font qu'enregistrer le rapport des forces. Mais ses idées sur la guerre révolutionnaire, légitime à ses yeux, sont trop explicites pour être niables. En 1918 il écrivait dans la Pravda : « Une véritable guerre révolutionnaire serait en cemoment celle que la République socialiste ferait aux États bourgeois en se donnant nettement pour but, avec l'entière approbation de l'armée socialiste, de renverser la bourgeoisie des autres pays. Mais il est certain qu'au moment actuel nous ne pouvons encore nous assigner ce but. » Donc, simple question d'opportunité. Il croyait ferme à l'inéluctabilité des guerres : cc L'histoire nous montre que la paix est une trêve pour la guerre, la guerre un moyen d'obtenir une paix un peu meilleure ou pire. » Dans son article sur Pitirim Sorokine, la même année, il pose l'alternative : « Ou bien le pouvoir des Soviets triomphe dans tous les pays avancés du monde, ou bien c'est l'impérialisme anglo-américain, le plus réactionnaire, le plus forcené, étrangleur des peuples petits et faibles, qui réinstalle la réaction dans le monde entier (...) De deux choses l'une. Pas de milieu.» Seuls des révisionnistes invétérés peuvent trouver là de quoi théoriser la « coexistence pacifique». Six années au pouvoir avaient instruit et mûri Lénine sans toutefois modifier sa conception fondamentale de l'impérialisme à notre époque cc de guerres et de révolutions». Son1petit livre qualifié de « génial » par le dogme officiel, où il se. borne à systématiser les travaux désormais périmés d'autres auteurs, tend à prouver que l'impérialisme accentue les contradictions entre puissances capitalistes, pousse .celles-ci aux conquêtes coloniales, attise les conflits et rend les guerres inévitables entre elles. D'après sa thèse, l'impérialisme engendre les monopoles, supprime la concurrence, paralyse donc le progrès technique, accroît le parasitisme des rentiers/let il en résulte la multiplication du personnel domestique au détriment du nombre des ttravailleurs productifs. De la disparité du développement économique dans les pays capitalistes découle l'inéluctabilité des guerres, car l'impérialisme

194 porte les antagonismes aux tensions les plus extrêmes et la guerre devient la seule conséquence possible du progrès des forces productives. Seule la révolution prolétarienne... En ressassant depuis le xxe congrès du Parti son leitmotiv sur la « coexistence pacifique » qui exclut la fatalité des guerre~, Khrouchtchev fait table rase du petit livre «génial» sur L' Impérialisme, stade suprême du capitalisme, dont il ne restait déjà pas grand-chose à la lumière de l'évolution réelle du monde. Comme pour aller au-devant de l'accusation de révisionnisme, il a déclaré le 21 juin à Bucarest : « On ne doit pas répéter comme des enfants ce qu'avait dit Lénine dans des conditions historiques tout à fait différentes. Il faut prendre en considération la situation présente et peser le rapport des forces 4 • » Tous les révisionnistes tiennent un langage de cette sorte, mais tous n'ont pas le pouvoir d'imposer silénce aux contradicteurs, voire aux approbateurs. La pression des faits doit être bien forte pour inspirer ainsi les dogmatiques de l'orthodoxie « marxiste-léniniste ». Khrouchtchev poursuit, en proie au révisionnisme : «L'enseignement de Lénine se faisait à une époque où l'URSS était le seul pays socialiste. Les temps ont changé, le camp socialiste compte aujourd'hui plus d'un milliard d'habitants et les pays capitalistes n'ont plus d'arrières dans leurs colonies. Il n'est plus possible de répéter ce que Lénine disait il y a quarante ans et d'affirmer que les guerres impérialistes sont inévitables tant que le socialisme n'aura pas· triomphé sur toute la terre (...) Marx, Engels et Lénine ont montré la voie vers le communisme. Si nous suivions leur enseignement à la lettre, nous n'arriverions pas à de grands résultats (...) Il faut comprendre et interpréter ce que nous lisons. Aussi pouvons-nous affirmer que la guerre n'est pas inévitable. » Autres temps, conditions nouvelles, réexamen des formules stéréotypes, prévalence de l'esprit sur la lettre - on croirait lire du Bernstein. Au nom de la direction collective héritière de Staline, l'orateur révisionniste ne craint pas d'ajouter ces vérités premières : «Nous vivons en un temps où Marx, Engels ni Lénine ne sont plus parmi nous (...) Nous fondant sur le marxismeléninisme, nous devons penser par nous-mêmes, étudier complètement la vie, analyser la situation présente et en tirer les conclusions utiles à la cause du communisme. » Pour l'heure, la conclusion principale contribue à dissiper la hantise de la guerre atomique, précisément suscitée par les dirigeants de l'Union soviétique. Sans doute ne trouve-t-on rien d'original dans ce discours, mais puisque Khrouchtchev a volontiers recours 4. Les extraits du discours de Bucarest sont tirés de la presse quotidienne dont les comptes rendus ne paraissent pas d'une précision littérale, mais rréanmoins concordent. Un texte officiel ne tardera pas à inonder l'Occident (et l'Orient). LE CONTRAT SOCIAL aux bons vieux proverbes russes, il est tentant de lui en appliquer un que citait Lénine : « Une brebis galeuse donne quand même une touffe de laine. » En l'espèce, la touffe de laine consiste dans l'abandon d'une position politique intenable, dans le reniement d'un dogme « génial » légué par le célèbre penseur infaillible, dans l'exemple contagieux du néo-révisionnisme. Même si le couvercle policier qui pèse sur la vie intellectuelle des États communistes interdit aux initiatives privées de se donner ouvertement libre cours, il y a lieu d'escompter sans impatience le cheminement secret d'autres idées salutaires, le renoncement à d'autres attitudes nuisibles, la répudiation d'autres credo stériles, un renouveau d'intelligence créatrice. Depuis le fameux rapport de • Khrouchtchev à huis clos au xxe congrès du Parti, détruisant la légende de Staline et révélant certains épisodes de la chronique scandaleuse du régime, rien d'aussi important que le discours révisionniste de Bucarest n'a illustré la transformation lente de l'absolutisme soviétique. Peu à peu d'autres œuvres de Lénine, et notamment L'Etat et la Révolution, deviendront des pièces de musée, ou de bibliothèques documentaires, aussi vrai qu'à Moscou depuis sept ans l'on ne réimprime plus Staline. Il reste à constater que les démocraties occidentales défiées en permanence par un Khrouchtchev contemplent le processus en question sans rien faire. pour le hâter ni pour en améliorer la tournure. B. SOUVARINE. ) P-S. - Alors que l'article ci-dessus était composé à l'imprimerie, l'Agence France-Presse a signalé de Moscou, I 5 juillet, la publication dans Kommounist d'un article admettant que « certaines· notions du marxisme ont actuellement perdu de leur force et doivent être rénovées » ( donc révisées ?) . Article qui confirme étonnamment le nôtre et cite même le passage de Unine jeune s,ur la théorie de Marx qui n'est pas <1 quelque chose de parfait et d'inattaquable », cité plus haut et déjà précédemment cité par nous dans un livre paru en 1935 ( Staline. Aperçu historique du bolchévisme). La revue officielle du Comité central, en outre, confirme implicitement : 1, que Khrouchtchev exprime les vues de la direction collective du Parti ; 2, que la politique de 1c guerre froide » camouflée en 11 coexistence pacifique » .et formulée au xxe Congrès reste en vigueur, nonobstant les racontars propagés à travers le monde par une presse peu sérieuse; 3, que le révisionnisme s'impose aux tenaqts de l'orthodoxie pseudo-marxiste-léniniste., incapa~les d'accorder théorie et pratique, mais aptes à masquer leurs contradictions sous un verbiage dont l'insolence ne compense pas l'inconséquence. Selon l(ommounist, « la coexistence pacifique entre États de systèmes sociaux différents » implique << des accords définis, des concessions réciproques et même certains compromis», par conséquent une collaboration des classes, alors que la même doctrine condamne tout relâchement dans la lutte des classes. Le texte complet du K0!11,mounist offrira sans doute ample matière à gloser sur le révisionnisme soviétique qui n'ose pas dire son- nom.

,. LÉNINE PHILOSOPHE par N. Valentinov LE ((CULTEDE LA PERSONNALI)T) Éde Lénine bat son plein en URSS, au mépris de la condamnation officielle de ce culte, au mépris même de la véritable personnalité de Lénine, mais au bénéfice politique des épigones de ses épigones qui ont le pouvoir matériel de s'imposer comme les héritiers attitrés de sa doctrine. Une des manifestations de ce culte scandaleux consiste à célébrer toutes sortes d'anniversaires, notamment ceux de la publication des œuvres principales de Lénine. En 1959 tombait le quarantenaire de Matérialisme et empiriocriticisme, gros traité dogmatique de philosophie pseudo-matérialiste et pseudo-scientifique, passé inaperçu en son temps mais réédité en 1920 quand le parti bolchévique au pouvoir se fut assuré le monopole de la presse et de l'édition. Depuis lors, ce livre est de lecture obligatoire dans les écoles soviétiques et communistes. Porté aux nues par des ignorants qui ne l'ont point lu, il tient lieu de manuel intangible pour l'enseignement du «marxisme-léninisme» philosophique. A l'occasion de ce quarantième anniversaire, les commentaires dithyrambiques ont abondé dans le monde communiste et, de Moscou, arrivent maintenant revues, brochures et ouvrages magnifiant l'événement. On prend ici la liberté de le marquer d'une autre façon. Dès 1904, Lénine voyait, dans les essais et les recherches philosophiques de certains membres de son parti (et des plus remarquables comme Bogdanov, Bazarov, Lounatcharski, Valentinov, Iouchkévitch, etc.), une intolérable révision du marxisme (tel qu'il l'entendait). La révolution de 1905 ajourna les controverses publiques en ces matières, mais l'accalmie consécutive les favorisa et, en mai 1908, Lénine partit pour Londres afin d'étudier quelque peu la philosophie au British Museum (cependant, il ne s'attaquera à la Logique de Hegel qu'en 1914, pendant la guerre). En quelques semaines, il avala ou parcourut ce dont il avait besoin et, en septembre-octobre 1908, écrivit son opus magnum... De cette bagarre philosophique, il reste un seul survivant, notre collaborateur N. Valentinov (N. Volski) dont les passionnants souvenirs : Relations avec Lénine ( éd. Tchékhov, en russe, Biblioteca Gino Bianco· New York 1953) ont déjà été signalés ici même. Il y évoque ses premiers contacts avec Lénine à Genève, en 1904, leur étroite collaboration dans les dissensions internes du Parti à l'époque, enfin leurs discussions sur le matérialisme et l'empiriocriticisme qui aboutirent à une rupture, non seulement sur le plan de la philosophie, mais également personnelle et politique. Ce livre est d'un intérêt exceptionnel pour qui veut connaître et comprendre Lénine à la fois comme type humain et comme personnage historique : aucun autre ouvrage ne le campe avec un tel relief, sous une telle lumière, dans une langue aussi alerte et vivante, où la vérité et la sincérité s'expriment en termes aussi persuasifs. On en reproduit ci-après le chapitre le plus austère, ayant trait à la discussion qui mit fin aux relations entre Lénine et Valentinov et au cours de laquelle se dessine l'ébauche de ce qui sera, quatre ans plus tard, Matérialisme et empiriocriticisme. L'introduction du regretté professeur M. Karpovitch est empruntée au livre Relations avec Lénine : mieux que personne, elle présente l'auteur et en dit sobrement les mérites, tout en soulignant pertinemment le prix de cette contribution unique à· l'histoire du bolchévisme. INTRODUCTION par M-Karpovitch IL y Après d'un demi-siècle, alors que l'auteur de ces Relations avec Lénine était encore un tout jeune homme, le sort le rapprocha pendant quelque temps de Lénine et dans des ·conditions qui lui permirent d'observer jour après jour et dans l'intimité le futur chef de la révolution russe, le fondateur du régime soviétique. Nicolas Vladislavovitch Volski (Valentinov) est né à Morchansk, province de Tambov, en Russie centrale. Il était encore étudiant quand il rejoignit le mouvement révolutionnaire en 1898 ; il avait vingt-quatre ans. C'était l'époque où le popu-

196 lisme se heurtait au marxisme récemment introduit en Russie. Ce fut pour ce dernier que Volski se prononça, en même temps qu'une importante fraction de la jeunesse russe. Dans ses souvenirs il met en relief les causes psychologiques qui le conduisirent, lui et les hommes de son âge, au marxisme, et plus tard certains d'entre eux, dont Volski lui-même, au bolchévisme (cela se passait immédiatement après la scission ·du parti socialdémocrate russe au congrès de 1903). Pour éviter d'être arrêté, Volski-Valentinov partit en 1904 pour l'étranger où il connut· Lénine qui avait émigré. Il était arrivé à Genève «léniniste» convaincu ; mais après une année de fréquentation avec Lénine il rompit définitivement avec lui et avec le bolchévisme. L'histoire de sa rupture est aussi intéressante et instructive que celle de sa conversion à la foi bolchévique. N. Valentinov se sépara de Lénine et des bolchéviks longtemps avant qu'ils eussent montré leur vrai visage. Il s'en éloigna parce qu'il ne put accepter leur intolérance doctrinale ni leur refus de la vérité objective. Là se révéla un trait de son caractère : une indépendance d'esprit liée à l'impossibilité foncière de se soumettre à toute « ligne » politique de parti si elle s'écarte de la vérité objective telle que Valentinov la comprend. Rentré en Russie, Valentinov rallia les menchéviks, mais de son propre aveu il fut un «mauvais » menchévik. L'expérience de la révolution de 1905 fit de lui un « révisionniste » ; elle l'amena à faire la critique de plusieurs thèses fondamentales du marxisme. Avant 1917, _Valentinov se consacra principalement au journalisme et à une activité littéraire. Ses articles parurent dans un cert~. nombre de périodiques et dans de grands quotidiens comme Rousskoïé Slovo [la Parole russe] et Kievskaïa Mysl [la Pensée de Kiev]. A ce propos il convient de signaler une autre particularité de Valentinov : la gamme étendue de ses préoccupations intellectuelles. Il publia de nombreuses études économiques et devint un spécialiste en la matière; il s'intéressait tout autant aux questions politiques, sociologiques et philosophiques. Juste avant la révolution, il entreprit un grand ouvrage sur l'histoire de la civilisation russe ; à cette fin, il se plongea dans la documentation écrite et, mû par sa passion du concret, fit de nombreux voyages d'études à travers la Russie. Malheureusement les chapitres écrits de cet ouvrage furent détruits pendant la révolution. En été 1917 Valentinov quitta l'organisation menchévique et n'adhéra plus à aucun parti politique. Aujourd'hui on peut le définir comme un démocrate « sans parti » et un socialiste modéré (évolutionniste). Mais si l'on devait préciser davantage, il faudrait ajouter que Valentinov est avant tout un esprit profondément original. Pour en finir avec ces renseignements d'ordre biographique, disons qu'après le coup d'État d'octobre 1917 il passa encore plus de dix ans en Russie ; sous la nep, il fut sept années durant LE CONTRAT SOCIAL rédacteur en chef du Journal du Commerce et de l'industrie, organe du Conseil supérieur de l'économie nationale. Dans cette période relativement libérale du régime soviétique ces choses-là étaient encore possibles. Son travail au journal, en contact permanent avec le Conseil supérieur de l'économie nationale, lui permit d'acquérir une connaissance profonde de l'économie soviétique, qu'aucun livre, de son propre aveu, n'aurait pu lui donner. En 1928, Valentinov_réussit à quitter l'URSS et s'installa à Paris où il réside toujours. Depuis, il a publié de très nombreux articles dans différentes publications de l'émigration russe, sous les pseudonymes de « N. Valentinov » ou de « E. Iouriévski >> et il écrit aussi dans la presse française. * Jf Jf S'il existe d'innombrables écrits sur Lénine, ses biographies sont relativement rares. On s'est surtout intéressé aux idées et à l'action de l'homme qui joua un rôle décisif dans l'histoire russe; sa personne même reste dans l'ombre. C'est non seulement le cas pour les publications soviétiques, tant officielles qu'officieuses, mais aussi, à quelques exceptions près, pour les livres et les articles publiés hors de Russie: l'image de Lénine manque de traits vivants. Les souvenirs de N. Valentinov comblent cette lacune. L'auteur est fondé à dire qu'il peut, mieux que d'autres, fournir des renseignements inédits sur Lénine. Cela s'explique par les circonstances de ses relations avec Lénine et par sa J manière particulière d'aborder le sujet. L'auteur pénétra certains « recoins de la vie de Lénine » qui ne furent jamais accessibles à beaucoup de léninistes. A cette époque Valentinov portait un très grand intérêt à Lénine ; ses souvenirs révèlent l'avidité avec laquelle il l'observait. L'homme l'intéressait non moins que le politique. Cependant, malgré son emballement du début, il n'aliéna point sa liberté d'esprit et ne devint pas up admirateur aveugle de Lénine. Il sut l'observer avec beaucoup de sagacité tout en se tenant de côté. C'est la raison pour laquelle, à travers les pages du livre, Lénine nous apparaît si vivant. A la lecture de ces souvenirs, l'aspect extérieur de Lénine se détache. très nettement : nous voyons son visage refléter des émotions, nous sommes témoins de ses gestes familiers, nous entrons dans sa chambre, nous connaissons les détails de son emploi du temps, son goût du sport et de· la culture physique. Devant nous surgit l'image peu commune d'un Lénine « gymnaste » et cc alpiniste », marcheur infatigable en montagne. Sur un plan plus «spirituel», nous découvrons ses goûts esthétiques, ce qu'il aimait dans la musique et la littérature classique russes. Les souvenirs personnels racontés par Lénine et rapportés par Valentinov offrent un intérêt particulier.

N. VALENTINOV Citons comme exemple l'entretien au cours duquel Lénine, défendant Valentinov contre le reproche fait à celui-ci d'être d'origine noble, dit qu'il était lui-même « fils de propriétaire terrien » et rappela avec nostalgie « la beauté des vieilles allées de tilleuls». Et cet autre témoignage de Lénine, si important par sa précision, qu'il « avait commencé à devenir marxiste» en janvier 1889 *. Ou enfin ce que Lénine lui confia sur l'influence déterminante que la lecture des œuvres de Tchernychevski avait eu sur la formation de ses conceptions révolutionnaires, paroles notées immédiatement par Vorovski et restées jusqu'ici inédites **. Valentinov donne bien des détails intéressants sur les méthodes de travail de Lénine : il raconte comment Lénine écrivit son pamphlet contre les menchéviks Un pas en avant, deux pas en arrière, et comment il se « familiarisa » en deux jours et demi avec l'empiriocriticisme en « feuilletant » les gros volumes que Valentinov lui avait apportés. Valentinov signale un certain nombre de traits psychologiques de Lénine : sa croyance inébranlable (déjà...) dans son droit à tenir « la baguette de chef d'orchestre » ; sa virulence, même dans la discussion de sujets abstraits ; et surtout ses passages si caractéristiques d'une tension nerveuse extrême (la « rage » léninienne comme l'appelle Valentinov) à des dépressions plus ou moins prolongées. DANS UN CHAPITRE intitulé Heurt avec Plékhanov, le . narrateur rapporte un entretien où il déplut au « père du marxisme russe» en lui avouant son inclination pour l'empiriocriticisme de Richard Avenarius et d'Ernst Mach qu'il ne jugeait nullement incompatible avec le matérialisme historique. Plékhanov répliqua d'un ton tranchant pour lui signifier son mépris à l'égard des savants susnommés, précisant qu'il n'avait pas le temps de les lire. Valentinov, indigné de cette manière de juger sans savoir, raconta l'incident à Lénine qui prit aussitôt fait et cause pour Plékhanov, subodorant chez son interlocuteur un penchant au AINSILÉNINEavait accepté de lire les ouvrages des philosophes de l'école empiriocriticiste ; je lui avais promis de lui apporter les principaux. Je possédais Der menschliche Weltbegriff [La Conception humaine de l'univers] d'Avenarius et j'avais trouvé très vite chez un socialiste-révolutionnaire (S.R.) de mes amis Analyse der Empfindungen [ Analyse des · sensations] de Mach. Les choses furent plus difficiles avec les deux volumes de Kritik der reinen Erfahrung [ Critique de l'expérience pure] d'Avenarius. La bibliothèque ne prêtait pas cet ouvrage et • Et non pas en 1885 comme la biographie officielle veut le faire croire ( N.d.l.R.). •• Cf. Contrat social, n°• 2-3 du vol. I ( N.d.l.R.). Biblioteca Gino Bianco. 197 Tout en ressuscitant Lénine, Valentinov ne l'idéalise pas : si Lénine vit devant nous, il n'en devient pas plus captivant. Dans un certain sens sa personnalité se fait plus inquiétante encore. Sous forme de dialogues, Valentinov rapporte en détail le contenu de plusieurs entretiens avec Lénine. Comme s'il voulait dissiper les doutes quant à l'exactitude de propos échangés il y a une cinquantaine d'années, l'auteur assure qu'ils sont restés profondément gravés dans sa mémoire. Et l'on peut y ajouter foi quand on songe à la très vive impression que les contacts avec Lénine faisaient au jeune Valentinov. Celui-ci ne prétend certes pas que ses souvenirs soient de véritables comptes rendus sténographiques. Soyons toutefois persuadés qu'il reproduit avec beaucoup de précision, non seulement l'esprit et le contenu général des entretiens, mais encore les nuances de la pensée et même les tournures de phrases caractéristiques des deux interlocuteurs. Quant à la forme du dialogue, elle a acquis droit de cité par l'usage qui en est fait depuis des siècles dans ce genre littéraire que sont les mémoires. L'auteur la manie avec un art consommé : les tirades et répliques citées ont l'accent de la vérité, elles sonnent « à la Lénine ». Cela donne aux récits de Valentinov beaucoup de vie, sans rien retirer à l'authenticité et à la valeur du témoignage. M. KARPOVITCH. «révisionnisme». Ce fut leur première dispute. Valentinov pria Lénine de s'initier au moins à la philosophie d'Avenarius et de Mach. Lénine répondit que Marx et Engels avaient dit « tout ce qu'il fallait dire », que rien ne devait être révisé dans le marxisme, que toute révision ne mérite qu'une seule réponse : v mordou ! (« taper sur la gueule », sic, p. 255). Au chapitre suivant, Valentinov insiste pour que Lénine « fasse connaissance » avec les idées d'Avenarius et de Mach. A contrecœur, Lénine s'y résigne et Valentinov doit lui apporter « quelques œuvres de ces philosophes ». Alors vient le chapitre Explication orageuseavec Lénine. il était impossible de se le procurer dans le commerce. Le même socialiste-révolutionnaire me signala que V.M.. Tchemov, l'un des principaux dirigeants du parti S.R., avait l'ouvrage recherché; il me donna une lettre de recommandation. Tchernov me reçut très aimablement ; toutefois il hésita visiblement à me confier ses Avenarius, sachant que les Russes (seulement les Russes?) ont une tendance à s'approprier les livres prêtés. Lorsque je lui dis que l'ouvrage demandé n'était pas pour moi mais pour Lénine et que je le rapporterais dans une semaine, Tchernov eut un mouvement de surprise et de curiosité : « Lénine veut lire]Avenarius ? Comment expliquer ce miracle ? Je croyais que les questions philosophiques ne l'intéressaient pas. Il n'est pas

198 possible de prendre connaissance d'Avenarius en une semaine. Je vous les confie pour quinze jours, à condition que vous me les rendiez dans le délai fixé. » Je portai les livres chez Lénine. Trois jours plus tard, au restaurant des Lépéchinski, la femme de Goussiev, s'il m'en souvient bien, me dit qu'elle avait vu Lénine, que celui-ci voulait me parler et s'apprêtait à me cc laver la tête ». Me cc laver la tête »? Qu'avais-je donc fait? Lénine me reçut cette fois très sèchement. Il me rendit les livres : « Prenez-les, je n'en ai plus besoin. - Vous les avez vraiment lus?» m'écriai-je. Il n'y avait pas moins de douze cents pages. Ce n'est pas un roman de lecture facile dont on puisse venir à bout en deux jours et demi. Pour toute réponse Lénine tira de sa poche quelques feu_illets: « Voilà pour vous, en souvenir de moi, un petit mémorandum. Une petite chiquenaude contre vos philosophes de malheur en compagnie desquels vous avez certainement l'intention de réviser le marxisme. Je comprends maintenant que votre fréquentation de Boulgakov, votre présence à ses cours, n'ont pas été sans laisser des traces. A son exemple, vous avez tendance à opposer au matérialisme une théorie idéaliste, confuse et sans aucune valeur. Je vous avertis qu'il n'en résultera que de la honte. » Je fis semblant de ne pas entendre l'allusion à l'influence de Boulgakov: cc Chez moi, j'étudierai à fond votre mémorandum. En attendant, permettez-moi d'y jeter un coup d'œil. » Ce document contenait en germe tous les principes essentiels de son livre Matérialisme et empiriocriticisme qu'il devait écrire en 1908. Il couvrait onze petites pages de bloc-notes avec de larges interlignes, surtout à partir du huitième feuillet. Il avait pour titre Idealistische Schrüllen [Lubies idéalistes], écrit en grosses lettres et deux fois souligné. Suivait la démonstration que la philosophie de Mach était un cc galimatias » d'ignorant qui niait l'existence d'un monde matériel objectif, indépendant de nous. En parcourant ce cc mémorandum », je me rendis compte aussitôt que Lénine n'avait fait que feuilleter le livre de Mach et que, n'y ayant rien compris, il l'avait en effet transformé en galimatias. Quant aux livres d'Avenarius, il ne les avait manifestement pas ouverts. En ce qui concerne les conceptions cc philosophiques », si l'on peut dire, de Lénine, ce qui frappait c'était le caractère primitif de leur matérialisme vulgaire et naïf. Jusqu'alors Lénine n'avait jamais abordé dans ses écrits de problème philosophique ; je ne pouvais donc pas soupçonner sa grande faiblesse dans ce domaine. Il semblait n'avoir jamais eu en main le moindre ouvrage d'histoire de la philosophie, ni aucun traité de psychologie ou de psycho-physiologie. Mais. je ne voyais là rien qui pût diminuer Lénine, du moins au début de nos controverses, Selon moi cela prouvait uniquement LE CONTRAT SOCIAL qu'il n'existait pas d'esprit encyclopédique, que Lénine, préoccupé de problèmes polittques et économiques, n'avait pas eu le temps d'explorer les autres disciplines. Il y a tant de choses que nous ne connaissons pas... Les sciences naturelles, la technique sont plus importantes que la philosophie et pourtant une très grande majorité des marxistes les ignorent. Seulement, il était tout de même un peu fort de faire de l'ignorance une vertu et de s'tmaginer pouvoir passer à quelqu'un « un savon » en se bornant à l'apostropher. J'estimais que les opinions philosophiques de Plékhanov étaient saugrenues, mais lui au moins avait étudié la philosophie. Dans le mémorandum de Lénine, il n'y avait pas trace de connaissancesen la matière. EN PROIE à ces réflexions je fis remarquer très calmement à Lénine : « Votre critique de Mach me rappelle les propos d'Engelmeyer, le traducteur des Esquisses scientifiques populaires de Mach, parues à Moscou il y a trois ans. Dans sa préface, tout comme vous, Engelmeyer affirme que Mach, encore que physicien et naturaliste, nie l'existence d'un monde matériel extérieur et démontre qu'il n'existe rien d'autre que les sensations subjectives. S'il en était ainsi, s'exclame Engelmeyer, je n'aurais ni parents, ni situation, ni propriété, rien d'autre que des sensations. Ce faisant, Engelmeyer confond sensations avec représentations, réflexionset sentiments. Il ne comprend évidemment pas que l'existence de la sensation témoigne qu'elle est conditionnée par un élément extérieur. S'il n'y a pas de source de lumière ou de chaleur, aucun tour de passe-passe, aucun effort de la volonté ne saura provoquer la sensation de la lumière et de· la chaleur. La philosophie de Berkeley s'est heurtée il y a deux siècles et se ·heurte encore de nos jours à la même incompréhension. Lui aussi a été accusé de nier l'existence du monde extérieur. Se moquant de lui, ses critiques lui proposaient de franchir les abîmes ou de se frapper la tête contre les murs. Et pourtant il y a dans l'étrange formule de Berkeley, à première vue incompréhensible, esse est percipi,, l'expression d'une analyse aiguë, d'un profond réalisme, et nullement une vue métaphysique. » En entendant la formule esse est percipi, Lénine sursauta et entra en fureur. # « Il. est évident, s'écria-t-il, que vous ne saisissez pas le sens de esse est percipi. Il saute aux yeux que vous n'entendez rien au latin et que vous ne comprenez pas qu'en louant cette formule idiote vous défendez des niaiseries et du galimatias. Si l'on traduit sans tourner autour du pot esse est percipi, cela veut dire que tout ce qui existe n'est que perception, c'est-à-dire simplement une sensation subjective. Un homme qui bâtirait sa philosophie uniquement sur la sensation serait un cas désespéré ,· il faudrait ,,,

N. VALENTINOV l'interner. Le monde extérieur, le monde de la matière existe en dehors de nous, indépendamment de toute perception et de toute sensation. Si votre Mach ignore cette vérité du matérialisme, c'est un âne bâté. Esse est percipi... A-t-on vraiment besoin de s'accrocher à de telles sornettes ? » Cela méritait une réplique. Mais me retenant de répondre sur le même ton aux invectives de Lénine, je rétorquai calmement : « Répéter sur tous les tons qu'il existe un monde indépendant de nous, démontrer ce que chaque homme normal sent et éprouve sans démonstration est ridicule, je vous l'assure. Croyez-moi, vous ne direz rien de plus fort que ce qu' Avenarius et Mach ont dit contre le solipsisme gnoséolo- _ gigue, contre la négation de l'existence d'un monde extérieur. A en juger par votre mémorandum et par ce que vous venez de dire, je m'aperçois que vous ne voulez pas approfondir ce dont il est question dans la philosophie que vous critiquez. Il s'àgit de la théorie de la connaissance qui étudie le processus de la cognition et qui analyse, non le contenu de telle ou telle science, mais l'origine et la formation du contenu général de la connaissance. C'est l'auto-cognition de la connaissance, c'est le désir de savoir ce qui s'accomplit et comment cela s'accomplit, à partir de quoi et de quelles prémisses nous commençons à connaître. La grande majorité des philosophes affirment que la donnée immédiate de la conscience est l'unique certitude et qu'elle constitue le point de départ de la conscience, toutes les données étant des faits de conscience. Ils retournent ainsi le cogito ergo sum de Descartes, dogme de la gnoséologie matérialiste qui part, elle, non de la conscience mais de la matière. « La position de l'empiriocriticisme est tout autre. Avenarius démontre que, dans l'analyse de la cognition, le point de départ naturel doit être la manière de voir de l'homme ordinaire, c'est-à-dire ce que l'on appelle avec mépris le réalisme naïf. Quelles que soient les théories de Platon, de Descartes, de Spinoza ou de Kant, le point de départ de toute cognition est cette thèse simple et irréfutable : chaque individu se trouve être l'élément central d'un système de coordination dont l'élément opposé est, ou bien une partie de l'environnement, ou bien un autre individu. Tout être humain - enfant ou sauvage, simple mortel ou philosophe - commence à connaître en partant de cette prémisse qui est pour Avenarius un produit de la nature, conservé avec soin par la nature elle-même. Ce qµi nous est donné immédiatement, c'est cette prémisse et non la théorie de la donnée immédiate de la conscience. « Vous ne pouvez pas affirmer que l'empiriocriticisme - ou comme vous l'appelez dans votre mémorandum le machisme - nie l'existence du monde extérieur, alors qu'il met justement en évidence que, dans le phénomène de la cognition, l'élément opposé, l'objet de la connaissance, est pour tout individu l'environnement - c'est-à-dire Biblioteca Gino Bianco 199 le monde extérieur. Poser comme point de départ de l'analyse de la connaissance la façon de voir de l'homme ordinaire, du profane, c'est admettre que la connaissance scientifique découle de la connaissance quotidienne, qu'elles assurent les mêmes fonctions et revêtent les mêmes formes. « Le sujet connaissant peut aborder de deux façons ce qui est, ce qui existe. Il peut faire abstraction de lui-même, ne pas prendre en considération sa propre structure psycho-physiologique, son propre état neuro-cérébral et, indépendamment de son " moi ", examiner, décrire et analyser tout ce qui se trouve en dehors du "moi", y constater la régularité des phénomènes et le lien causal entre tous les éléments du monde extérieur. En attirant l'attention sur l'importance biologique de la connaissance et sur la nécessité vitale d'adapter les pensées aux faits, l'empiriocriticisme souligne la tendance de l'idéation à l'économie des forces - ce qui conduit au monisme - et voit dans la science nne expérience collective de l'humanité guidée par ce principe d'économie. Cette méthode cognitive, dans laquelle le sujet connaissant fait abstraction de son " moi " sans se soucier de l'ensemble des éléments qui constituent notre corps est dite par Mach "méthode physique d'investigation ". « Contrairement à cette méthode, la cognition peut se concentrer sur les particularités, les fonctions et la structure des organes sensoriels du sujet connaissant, passant ainsi du "non-moi" au "moi". C'est la méthode psychologique, qui conduit aux sensations visuelles, auditives, olfactives, gustatives et tactiles qui sont les éléments les plus simples de notre cognition, de notre expérience, et qui ne peuvent être décomposés. « Vous dites qu'un homme qui bâtirait sa philosophie uniquement sur la sensation serait un homme perdu. Mais comment pouvons-nous connaître la nature, si ce n'est grâce aux sensations qui nous permettent de nous faire une image du monde? L'existence de deux méthodes d'investigation ne doit toutefois pas faire oublier que dans la vie, dans l'expérience, le " moi " et le " nonmoi " sont donnés ensemble, liés dans un système coordonné. Dans la cognition le sujet n'est pas séparé de l'objet, il ne peut se trouver dans quelque espace fantastique sans extension où il n'existe pas de "non-moi", d'environnement non révélé par les sensations. En ce sens, il n'y a pas de sujet sans objet. « Dans votre mémorandum, vous faites remarquer que le matérialisme founüt la connaissance objective d'un monde matériel indépendant de l'homme. Mais dans quel sens peut-on parler, dans la théorie de la connaissance, d'un monde extérieur indépendant de nous, d'un monde " en soi ", de choses " en soi " ? N'y a-t-il pas là une proposition fausse qui conduit certains adultes à poser cette question enfantine : " Quel est l'aspect des choses quand nous ne sommes pas là? "

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