L. MOULIN « Les candidats ne se présentaient pas : ils étaient proposés par les électeui;s. » Cela peut nous paraître étrange; mais la décision s'explique si l'on sait que l'acte de poser sa candidature était formellement interdit par l'Église, sous peine de se voir privé de voix active et passive, autrement dit du droit d'être électeur et éligible. « Le règlement [de I 789] prévoyait (...) le cas de l'élection d'un absent » : toutes les constitutions religieuses du Moyen Age l'avaient prévu avant lui et s'en était gardées par de très minutieuses dispositions. On l'aura constaté : le parallélisme, pour ne pas dire plus, est frappant. L'épreuve contraire est tout aussi concluante : quand il y a divergence, le code de 1789 pèche aussitôt par insuffisance. Il ne précise pas, par exemple, si par pluralité des suffrages de l'assemblée, il faut entendre la majorité des suffrages exprimés ou la majorité des suffrages existants. Depuis le xue siècle au moins, l'Église et les ordres avaient décidé que les électeurs absents, les bulletins blancs ou nuls ne comptaient pa~. Les absences étaient durement sanctionnées, et interdite l'abstention. Dans un domaine comme celui des transferts de techniques, des coïncidences aussi fréquentes ne se rencontrent pas : seul l'emprunt peut les expliquer. En fait, l'assemblée des notables rédigea le règlement électoral préparatoire à la réunion des États généraux en un peu plus d'un mois. Pressés par le temps, ses membres, dont quelques-uns étaient des prélats, auront emprunté certains principes et certains détails d'exécution aux institutions qui à travers vents et marées avaient utilisé systématiquement, des siècles durant, le système des élections. Originalité du monde moderne IL EST DEUX POINTS au moins où l'Église ne ~emble avoir exercé aucune influence sur la formation du monde moderne. Le premier est celui de la création du conclave. Si curieux que cela puisse paraître, il y a toutes raisons de croire que ce sont les communes - Plaisance en 1223, Venise en 1229 - qui ont pour la première fois appliqué le système. Les dominicains, très mêlés à la vie urbaine, l'ont adopté en 1238. Quant au premier conclave papal, il ne date que de 1241. Le principe en fut adopté par le deuxième concile de Lyon, en 1274, après un interrègne qui avait duré plus de deux ans, ce qui avait amené les autorités locales à mettre les cardinaux « sous clef». Le conclave serait donc d'origine laïque, ce qui ne 11issepas d'être plaisant. • Deuxième point, plus important, et fort caractéristique : contrairement aux hommes du Biblioteca Gino Bianco · 177 x1xe siècle, l'Église n'a jamais pensé à sacraliser les résultats d'un vote, quel qu'il soit. Même quand l'élection se fait par acclamations unanimes et spontanées, elle est dite quasi per inspirationem divinam. Encore ce mode d'élection fort ancien, admis officiellement en 1215, sera-t-il de moins en moins utilisé : il prête à contestation. C'est pourquoi en 1523 le pape Clément VII, élu de cette façon, demanda un sèrutin confirmatif. Le concile de Trente interdit d'ailleurs cette voie d'élection. Elle n'est plus admise que dans les élections papales et dans certains droits particuliers, tels ceux des cisterciens, des jésuites et des prémontrés, où elle est tombée en désuétude. L'attitude de l'Église à l'égard du principe majoritaire est encore plus symptomatique. Comment se définit-elle ? Par la confiance au << Vox populi, vox Dei» ? Tant s'en faut. Pour l'Église comme pour les ordres, le système majoritaire est une technique, rien de plus. Il peut aider à découvrir le candidat qui réunit le plus de suffrages; il peut assurer un. accord sur une vérité de compromis ; il ne peut jamais révéler « la vérité». C'est le x1xe siècle qui édictera : « La vérité immuable, c'est que la majorité exprime toujours la vérité » 15 - non Rome, tout imprégnée de méfiance à l'égard des conciles. Et encore : «La multitude a toujours su distinguer entre la probité et le vice, (...) le peuple assemblé est toujours assez éclairé pour déléguer ceux qui sont les plus dignes de gouvernement » - non saint Benoît qui, dans le chapitre 64 de sa règle, prévoit le cas d'une majorité ou même d'une unanimité de frères se faisant sur la personne d'un abbé indigne et corrompu. Et enc9re : «Tout s'agrandit et s'élève au contact des assemblées nombreuses » - non le réaliste Ignace de Loyola, qui parle de la «peste» que constituent les assemblées réunies à temps fixes pour procéder aux élections. Pareille sacralisation d'une technique est le fait d'un monde désacralisé 16 - qui exaltera bien d'autres choses encore que l.e. principe de la majorité - et non le· fait de l'Eglise. Celle-ci a mis longtemps à admettre le principe majoritaire pur et simple. Elle l'a toujours assorti d'un grand nombre de conditions. Pendant des siècles, et à tout le moins du vie au x111e, elle s'en est tenue au principe bénédictin de la saniorité : une élection, fût-elle assurée par une forte majorité ou même par une unanimité compacte, n'est valable que si elle est en même temps sanior. Mais que peut bien signifier l'expression sanior et major ? Comment définir, peser, pondérer les 15. Dictionnaire politique, Paris 1842. 16. Sur les sources de la mystique majoritaire moderne, cf. L. Moulin : Socialism of the West, Londres 1948, pp. 53-68.
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