J. RUEHLE Pour des raisons similaires, mutatis mutandis, le Parti attaqua violemment, à la veille même du :xxe Congrès, la pièce de Nicolas Pogodine, Trois qui partirent pour les terres vierges, où se trouvait brocardé le projet favori de Khrouchtchev, le peuplement des étendues incultes de Sibérie. Représentée en novembre 1955, la pièce déboulonnait l'image officiellement répandue de pionniers enthousiastes. Le personnage central, Létavine, décide de répondre à l'appel du gouvernement parce qu'« ici il en a assez de tout» et qu'une jeune fille l'a quitté ; Rakitkine, un voyou, veut échapper à la police; la jeune Ir~ n'a pu s'adapter à la vie et souffre de sa solitude. Les mobiles des autres pionniers ne sont guère plus héroïques : une couturière spécule sur la possibilité d'épouser en chemin une « personne intéressante»; une dactylo avait fait un mariage malheureux et cherchait à «échapper à ce cauchemar»; un élève de dixiè1ne année avait été renvoyé de l'école; une institutrice de village allait « dans les terres vierges en rêvant d'héroïsme surnaturel, (...) la vie était un film en couleurs ». La nouvelle existence de ces gens est morne, barbare, brutale et écrasante, bien différente des légendes répandues par la propagande. « Il n'y a pas ici de terres vierges du tout ; il n'y a que de la neige et encore de la neige, des loups et des tempêtes de neige.» Et lorsque, au milieu des steppes glacées, les pionniers rencontrent un déporté, Pogodine évoque de nouveau l'épine que la société soviétique porte dans sa chair depuis des dizaines d'années et qu'elle s'efforce en vain d'oublier : le travail forcé. Entre Charybde et Scylla LESANNÉES 1953-56 furent donc une période d'expérimentation et de flottement, d'avances et de retraites. A peine le Parti avait-il baissé sa garde que de nouvelles pièces critiquant la société soviétique faisaient leur apparition; d'où de nouvelles restrictions qui, à leur tour, engendraient la stérilité et la lakirovka mêmes que le Parti voulait éliminer. Mais comme la terreur jdanovienne ne s'exerçait plus sur les arts, toute période de calme relatif devait forcément engendrer des tendances «malsaines». Une politique plus conséquente et plus efficace s'imposait d'urgence; une tentative pour en définir une fut faite à la veille du xxe Congrès dans un éditorial de l'organe théorique du Parti, le Kommunist. Le Parti tentait maintenant d'adopter une ligne modérée. Il rejetait, d'une part, les pires excès du jdanovisme : L'une des conditions fondamentales du développement d'une littérature et d'un art hautement idéologiques, fondés sur des idéaux élevés, est la lutte implacable contre l'uniformité et le nivellement du processus créateur... La tâche des écrivains et des artistes soviétiques consiste à assimiler toute If\ richesse accumulée Biblioteca Gino Bianco · 169 par l'humanité et à l'accroître par des inventions créatrices. Le réalisme socialiste n'impose pas de limites à cet égard. Il présuppose la diversité des styles et des formes de la création artistique, ainsi que la diversité dans la méthode de présentation des types. D'autre part, il attaquait le réalisme critique né pendant la phase de libéralisation : Un grand danger, inhérent à l'outrance, conduit à une présentation hypertrophiée des aspects négatifs de notre société, ce qui déforme et simplifie la réalité. On sait que cette tendance erronée se manifesta en particulier dans nombre d'articles de la revue Novy Mir et dans des pièces de théâtre comme Les Invités de L. Zorine et La Chute de Pompeïev de N. Virta. Le public et la presse soviétiques ont nettement rejeté ces œuvres. Les dirigeants avaient compris que 1~ politiq~e étroite de Staline et de Jdanov avait détruit l'art florissant des années 20. Un tort immense avait ainsi été causé à la vie culturelle de l'Union soviétique et au prestige internation~l du com1:1unisme. En mettant fin aux tracasseries mesqwnes et à l'ingérence continuelle dans le travail créateur des artistes, il devrait être possible de ressusciter le grand art des débuts de l'ère soviétique. Que les écrivains et artistes se livrent à leurs expériences et à leurs excès formalistes, pourvu qu'ils créent des œuvres qui fassent honneur au régime. Victimes d'une « violation de la légalité socialiste », les grands artistes de la période révolutionnaire, Meyerhold, Babel, Pilniak, Trétiakov, Kirchon et Vessioly, furent réhabilités. L'Institut d'histoire des arts de l'Académie des sciences de l'URSS, en collaboration avec l'Association théâtrale panrusse, nomma une commission chargée de veiller sur l'héritage de Meyerhold. Le théâtre satirique de Moscou afficha La Punaise et Les Bains de Maïakovski, interdits pendant plus de vingt ans. Au Théâtre Maïakovski, Okhlopkov reprit Les Aristocrates, de Pogodine, qu'il avait montés pour la première fois une génération plus tôt ; il ne changea p1s un détail de la mise en scène originale et engagea le même premier rôle. Somov et autres, de Gorki, L'Homme à la serviette de cuir, d'Alexis Faïko et d'autres pièces bannies depuis longtemps du répertoire revirent le jour. Cela marqua un renouveau du théâtre soviétique. Des productions dans la tradition du « théâtre révolutionnaire» firent leur réapparition, qui portaient la marque de leurs metteurs en scène et stimulaient les controverses créatrices. Citons entre autres : la reprise déjà mentionnée des satires de Maïakovski et le Mystèrebouffe, par un groupe de metteurs en scène sous la direction de Ploutchek ; Hamlet, par Okhlopkov; des pièces de Saltykov-Chtchédrine montées par Nicolas Akimov; la présentation «épique» d' Une tragédie optimiste, de Vsévolod Vichnevski, par le jeune metteur en scène Tovstogonov. Enfin., Okhlopkov mit en scène Le Sonnet de Pétrarque, de Pogodine, qui fut peut-être l'œuvre
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