152 ce qui explique la tendance de Weber à s'inspirer, dans l'analyse des institutions et des processus politiques, de l'expérience allemande. C'est là que nous devons chercher les sources de son refus de croire à l'efficacité de la volonté populaire, de sa conception extrêmement étroite des a~ibutions et du rôle des institutions parlementaires, de son insistance sur la part des «élites» et l'importance des « manœuvres » dans la c9nduite des affaires, de son mépris pour les hommes politiques non professionnels, de sa crainte exagérée de toute bureaucratie (le Beamtentum germanique), de la force avec laquelle il maintient la nécessité de lier l'autorité politique à la suprématie économique, enfin de l'ensemble de sa thèse sur la politique comme « exercice du pouvoir». En appliquant ces diverses idées à la vie politique russe pendant les crises révolutionnaires de 1905-06 et de 1917-18, Weber aboutit à des . résultats qui, dans l'ensemble, ne sont guère convaincants. Le passage du vieux régime autocratique, décentralisé et inefficace, au système moderne et rationnel de gouvernement par la bureaucratie, passage que Weber considère par déduction à partir de principes plus généraux comme la principale conséquence de la Constitution de 1906, n'aura jamais lieu. Bien au contraire, dans la dernière décennie de son existence, l'Etat tsariste sera plus chaotique et plus décentralisé que jamais. A cet égard la responsabilité personnelle de Nicolas II sera lourde : le tsar ne cessera de se mêler des affaires et d'empêcher ainsi de hauts fonctionnaires capables autant que dévoués, tels Witte et Stolypine, de mieux administrer l(; pays. L'autorité que le tsar se montrera incapable ou peu désireux d'exercer, ce n'est pas la bureaucratie, mais l'impératrice et son favori Raspoutine qui se !'arrogeront; à leur tour ces .deux personnages, en confiant les affaires à des incompétents comme Goremykine et Stürmer et en intriguant sans arrêt, achèveront de désorganiser le vieil appareil bureaucratique. Entre 1906 et 1917, la bureaucratie russe n'aura pas usurpé l'autorité de la couronne, ni même tenté de le faire 21 • Elle fera de son mieux pour servir la monarchie, mais le comportement irresponsable de la couronn~ l'aura démoralisée à tel point qu'en mars 1917, lors de la chute de la dynastie, elle disparaîtra de la scène politique sans même un geste symbolique de résistance. L'histoire témoigne ainsi qu'entre 1906 et 1917 la monarchie conserve tout son pouvoir, tandis que celui de la bureaucratie décline avec une rapidité alarmante. C'est exactement le contraire de ce qu'avait prédit Weber. Des considérations théoriques du même geru:e l'amènent à faire fausse route à propos des deux 21. On trouve de bons exposés de la vie politique russe de l'époque dans The End of the Russian Empire, de M. Florinsky (New Haven., Conn., 1931) et dans The Pail of the Russian Monarchy, de Sir Bernard Pares, Londres 1939. Biblioteca Gino Bianco ------ LE CONTRAT SOCIAL révolutions de 1917. Son système ne reconnaît aux masses aucune capacité d'action effective ; en effet, selon Weber, toute activité politique présuppose l'existence, dans la coulisse, de petits groupes manœuvrant de concert avec les hauts fonctionnaires et les milieux contrôlant les finances et le crédit. Persuadé de cette vérité, Weber passe résolument outre aux données de fait dont il dispose. Il ne voit dans le soulèvement de mars qu'une vulgaire « escroquerie », un coup monté par les classes moyennes avec la complicité de certains milieux financiers de l'Occident; quant au coup d'État de novembre, il ne s'agit que d'une autre « duperie », imputable cette fois à l'armée. En réalité ni Mars ni Novembre n'ont été machinés, il n'y a eu ni escroquerie ni duperie. L'année 1917 apparaît dans la perspective de l'histoire comme une période de désagrégation rapide de la structure politique et sociale du pays, sous les pressions divergentes de forces populaires telles que paysannat, prolétariat industriel, armée, minorités nationales, intelligentsia, chacune luttant pour ses propres intérêts immédiats. A aucun moment et d'aucune façon, la bourgeoisie russe, encore moins le « capital » d'Occident, ne dirige le cours des événements. Même les bolchéviks, qui ne parviennent que plus tard à maîtriser les forces de destruction et à les mobiliser à leurs fins propres, dirigent moins la révolution qu'ils ne se laissent conduire par elle. Le génie politique de Lénine consiste à donner à la nécessité l'aspect d'un choix ; il y a gagné de paraître le meneur de jeu. En posant a priori qu'une bureaucratie qualifiée, capable de se perpétuer, est indispensable à un État moderne, Weber élimine pratiquement toute possibilité de transformation politique dans le monde d'aujourd'hui. C'est ce postulat qui l'amène, dans le cas de la Russie, au lendemain de mars 1917, à contester que la classe dominante et les hommes au pouvoir aient vraiment changé, alors qu'en réalité le changement est fondamental et irréversible. Et s'il se trompe pour la révolution de Novembre, c'est encore en raison du même postulat. Là encore, il lui paraît inconcevable qu'un État moderne puisse. naître d'une rupture radicale avec l'appareil administratif du régime précédent 22 • Comme les faits semblent le démentir, il invoque trois explications possibles : ou .bien la rupture est plus apparente que « réelle », ou bien «réelle» mais seulement provisoire, ou finalement, s'il faut exclure les deux premières hypo- , 22. Voir l'énoncé de cette thèse dans W & G, II, p. 670 « Au cours de tous les changements de gouvernement survenus en France depuis le Premier Empire, l'appareil d'État est demeuré essentiellement le même. La raison en est que cet appareil - partout où il dispose des moyens modernes d'information et de communications (le télégraphe)- rend la « révolution », au sens de formation violente de structures politiques entièrement neuves, de moins en moins possible, pour des raisons purement techniques et à cause de la structure interne rationalisée de l'appareil, d'où la substitution aux révolutions des coups d'État ... »
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