QUELQUES LIVRES qui resteront et où puiseront tôt ou tard les historiens consciencieux appelés à étudier les transformations économico-sociales accomplies en Asie au nom de Marx et de Lénine par des disciples n'ayant plus grand-chose de commun avec leurs maîtres. ANDRÉHAVAS. Mirages PITIRIMSOROKIN: Tendances et déboires de la sociologie américaine. Traduction de Cyrille Arnavon. Paris 1959, Éd. Aubier, 401 pp. EN CONCLUSIOdNe son livre sur Les Théories sociologiques contemporaines, écrit il y a plus de trente ans, Sorokine annonçait le déclin de la sociologie spéculative à tendance universelle et saluait, avec le développement des études spéciales, la naissance d'une sociologie expérimentale, aux États-Unis notamment. L'aboutissement de celle-ci devait être l'élévation de la sociologie au rang d'une science véritable débarrassée de ce qu'il appelait les « fleurs stériles» et les « mauvaises herbes» que les sociologies du passé dissimulaient sous des « amoncellements de mots sans définition empilés les uns sur les autres». Aux meilleures théories il reprochait « l'étude insuffisante des faits (...), la manie de généraliser une certaine conclusion (...), l'ignorance des théories et des études faites par d'autres et à des époques antérieures (...), l'absence de vérification sérieuse de l'hypothèse trouvée... ». Il se refusait à perpétuer « un esprit de syndicat d'admiration mutuelle, n'ayant rien de commun avec celui de la véritable science». Par ses critiques des conceptions purement spéculatives, Sorokine préconisait la recherche expérimentale ou tout au moins l'observation des faits sociaux en dehors de toute causalité hypothétique a priori et recommandait notamment la méthode empirique de§ corrélations ou des variations concomitantes. Elève de Pavlov et de Bechterev, devenu professeur à Harvard, il donna l'impulsion aux travaux des Américains fond~s sur la psychologie du. comportement. et la quantification des observations psychosociales. Ses ouvrages font autorité dans le monde. e?tier 1 , qu'ils se rapportent à des travaux empiriques et statistiques ou à des recherches en profondeur sur la psychologie sociale. 1. Né en 1889 en Russie, psychoneurologue puis profess~ur de sociologie à St-Pétersbourg, Pitirim Alexan~rovitch Soroku:~e participa à la révolution de 1917 comme éditeur de la Volta Naroda, organe socialiste-révol_utionnaire. Il fut membre de l'exécutif du Congrès des soviets paysans, du Préparlement et enfin de l'Assemblée constituante panrussc, dissoute en janvier 1918. En 1922, il quitta la Russi~ soviétique, ensfig~a à l'Université de Minnesota et, à partir de 1930, à 1 Université Harvard. Ses ouvrages les plus importants sont Social and Cultural Dynamics (1937) et Society, Culture and Per1onality (1947). BibHoteca Gino Bianco 123 Depuis trente ans, la psychosociologie américaine a connu un grand essor, justifiant à cet égard les pronostics de Sorokine, et suscitant à l'étranger des analyses souvent plus laudatives que marquées du sceau de l'objectivité. Sorokine en dresse le bilan qui est, selon lui, celui d'un désastre intellectuel. Les Théories sociologiques contemporaines étaient un ouvrage critique, parfois impitoyable mais toujours respectueux des anciens sociologues; Tendances et déboires de la sociologie américaine met en pièces les expérimentateurs d'aujourd'hui qui ont prétendu faire de leur discipline une science exacte sur le modèle des sciences de la nature : En dépit de leurs bonnes intentions, nos nouveaux Newton et Galilée ont échoué lamentablement. Ils n'ont enfanté que des œuvres mort-nées. Leurs élucubrations sont caractérisées par le manque de logique claire, de pensée pénétrante, d'intuition profonde et d'idées originales (p. 386). Les sociologues actuels n'ont à ses yeux manifesté qu'un électisme de mauvais aloi, pastichant des fragments sans suite de leurs devanciers d'il y a cent ou cinquante ans, sans coordonner ni même citer leurs sources. De leur apport personnel « il ne resterait sans doute que des décombres faits de platitudes et qui ne sont bons qu'à être mis au rebut» (ibid.). Mais il y a plus grave. Sorokine ne leur reproche pas seulement de mauvais pastiches des sociologues que lui-même critiquait il y a trente ans, il condamne leur mépris des « sociologues de cabinet », leur ignorance des travaux antérieurs, leur empirisme sans idée, leur sensualisme élémentaire- et leur prétention à jouer les Christophe Colomb et à enfoncer les portes ouvertes de ce qu'ils imaginent être un nouveau monde scientifique. Ses critiques de 1928 à l'égard des anciens sociologues se retournent aujourd'hui avec sarcasme contre leurs successeurs américains et donnent parfois à son ouvrage, en dépit de sa solide érudition, le ton d'un pamphlet. Sorokine s'en prend aux manies scientifiques de notre époque : l'abus des tests, qu'ils soient d'intelligence ou projectifs, la « quantophrénie » ou désir absurde de tout quantifier à l'image de la physique expérimentale, la « numérologie » ou création caricaturale d'équations algébriques, la recherche des « causes » par un usage irrationnel des statistiques et des enquêtes subjectives, l'idolâtrie du « groupe » devenu le cc pays des merveilles» pour le citoyen idéal comme pour le sociomètre professionnel. L'ensemble de ces travaux se révèle enveloppé d'un empirisme sensualiste qui ne peut pénétrer la signification humaine des attitudes sociales, et par conséquent comprendre leurs motivations. On voit que les critiques de Sorokine sur le plan épistémologique recouvrent celles de Whyte 2 sur celui des réalités vécues : la testomanie ou 2. William H. Whyte Jr : L'Homme de l'organisation, cf. Contrat social, janvier 1960.
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==