118 Jamais, il faut l'avouer, les bases mêmes de la société n'ont été plus controversées. Qu'on parle d'égalité aujourd'hui, qu'on montre la misère et l'absurdité du mercantilisme actuel, qu'on flétrisse une société où les hommes désassociés sont non seulement étrangers entre eux, mais nécessairement rivaux et ennemis, tous ceux qui ont au fond du cœur l'amour des hommes, l'amour du peuple, tous ceux qui sont fils du christianisme, de la philosophie et de la révolution s'enflamment et approuvent. Mais que les partisans du socialisme viennent à exposer leurs tyranniques théories, qu'ils parlent de nous organiser en régiments de savants et en régiments d'industriels, qu'ils s'avancent jusqu'à déclarer mauvaise la liberté de la pensée, à l'instant même vous vous sentez repoussé, votre enthousiasme se glace, vos sentiments d'individualité et de liberté se révoltent, et vous vous rejetez tristement dans le présent, par effroi de cette papauté nouvelle, écrasante, absorbante, qui transformerait l'humanité en une machine, où les vraies natures vivantes, les individus, ne seraient plus qu'une matière utile, au lieu d'être eux-mêmes les arbitres de leur destinée. Ainsi l'on reste dans la perplexité et dans l'incertitude, également attiré et repoussé par deux aimants contraires. Oui, les sympathies de notre époque sont également vives, également énergiques, qu'il s'agisse de liberté ou d'égalité, d'individualité ou d'association. La foi à la société est complète, mais la foi à l'individualité est également complète. De là suit et un égal entraînement vers ces deux buts désirés, et un égal éloignement de l'exagération exclusive de l'un ou de l'autre, une égale horreur soit de l'individualisme, soit du socialisme. Cette disposition, au reste, n'est pas nouvelle; elle existait déjà dans la révolution ; les hommes BibHotecaGinoBianco PAGES OUBLIÉES les plus avancés l'éprouvaient. Prenez la Déclaration des Droits de Robespierre : vous y trouverez formulé de la manière la plus énergique et la plus absolue le principe de société, en vue de l'égalité de tous; mais deux lignes plus haut, vous trouverez également formulé de la manière la plus énergique et la plus absolue le principe de l'individualité de chacun. Et rien qui unisse, qui harmonise ces deux principes, placés ainsi tous deux sur l'autel; rien qui concilie ces deux droits, également infinis et sans limites, ces deux adversaires qui se menacent, ces deux puissances absolues et souveraines qui s'élèvent toutes deux jusqu'au ciel et qui envahissent chacune toute la terre. Ces deux principes se nomment, et vous ne pouvez vous empêcher de les reconnaître, car vous en sentez la légitimité dans votre cœur ; mais vous sentez en même temps que, nés tous deux de la justice, ils vont se faire une guerre atroce. Aussi Robespierre et la Convention n'ont-ils pu que les proclamer tous deux, et ensuite la révolution a été le sanglant théâtre de leur lutte: les deux pistolets chargés l'un contre l'autre avaient fait feu. Nous en sommes encore au même point, avec deux pistolets chargés et dans des directions opposées. Notre âme est la proie de deux puissances égales et en apparence contraires. Notre perplexité ne cessera que lorsque la science sociale sera parvenue à harmoniser ces deux principes, lorsque nos deux tendances seront satisfaites. Alors un immense contentement succédera à cette angoisse. PIERRE LEROUX.
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