Le Contrat Social - anno IV - n. 2 - marzo 1960

A. PATRI de définir le « socialisme » par la propriété étatique des principaux moyens de production et d'échanges, les exemples historiques de « socialisme non démocratique» ne manqueraient pas : pharaonisme, incasisme, jésuitisme paraguayen et, de nos jours, ce qui s'appelle, par un extraordinaire abus de terme, « soviétisme ». A cette liste est venu s'ajouter récemment ce qui prétend être, par w1e non moins étonnante redondance grammaticale qui devrait éveiller la suspicion, « démocratie populaire ». « Démocratie», qu'est-ce à dire? En dépit des fumées savamment expirées par une hydre intéressée à sa propre conservation, il subsiste au moins une définition claire et valable dans tous les cas : est démocratique le régime dans lequel les détenteurs de la puissance publique acceptent de soumettre régulièrement leurs actes au contrôle du public, se tenant pour responsables devant lui et révocables dans l'hypothèse où ils n'obtiendraient pas son approbation, ce qui suppose l'existence effective des libertés publiques, garantie de la régularité de ce contrôle. Si l'on ne conçoit pas le socialisme en dehors de la démocratie, on ne conçoit pas non plus la démocratie en dehors des libertés publiques. Entendue rationnellement, la liaison du socialisme à la démocratie est donc la suivante : la démocratie est la seule garantie concevable pour que l'énorme puissance politique et économique concentrée en un seul appareil soit mise effectivement au service du bien populaire. Il suit, à titre de corollaire évident, que cette démocratie doit être non seulement politique, mais économique (eu égard à la nature du nouveau régime). Cet élargissement de la démocratie politique en démocratie économique est ainsi la seule signification que l'on puisse donner, sans filouterie, à la notion d'une démocratie « réelle », et non exclusivement « formelle »,politique ou bourgeoise. Cela implique la conservation de ce qui était acquis, c'est-à-dire le maintien des libertés proprement politiques, dites formelles : l'opération frauduleuse consiste à prétendre opérer l'échange de la démocratie formelle contre la démocratie réelle. Il n'existe aucune preuve que les fondateurs (Marx et Engels) auraient personnellement préconisé cette substitution, malgré des critiques de la « démocratie bourgeoise» qu'ils ont peutêtre poussées un peu loin, cédant en cela à leur instinct de polémistes. Mais tout porte à croire que la mémoire de ces honnêtes gens ne saurait être ainsi ternie : ils ont pensé que les libertés politiques, faisant partie de l'héritage, devaient être honnêtement virées au compte du peuple travailleur. Il leur paraissait sans doute évident, ce qui ne l'est plus pour les beaux esprits, que pour être travailleur, on n'en demeure pas moins citoyen, de même que, pour être citoyen, on n'en est pas moins homme. Nous savons qu'aussi bien en théorie qu'en pratique, les bolchéviks ont changé tout cela : 10. Rosa Luxembourg : La Révolution russe, trad. Bracke, Spartacus, 1946. BibliotecaGino Bianco 115 d'abord en pratique, comme il se doit, ensuite en théorie, puisqu'ils ont fini par proclamer, malgré la protestation initiale de Rosa Luxembourg 10 , que leur démocratie « réelle» était incompatible avec l'autre, refusant ainsi aux travailleurs le droit de vivre « bourgeoisement» dans la cité nouvelle. Pour remonter à la source de cette étrange conversion, il convient d'enregistrer un changement fondamental dans la conception même de la finalité socialiste. Il suffit d'observer le contraste entre le mot d'ordre : « Recueillir l'héritage du capitalisme » et celui-ci : cc Rattraper et dépasser les pays capitalistes », pour se convaincre de la réalité de ce changement, dans la mesure où l'on dispose encore d'un reste d'entendement (survivance bourgeoise, à coup sûr). Est-il nécessaire de souligner que s'il faut cc rattraper», c'est qu'on n'estime pas être en possession de l'héritage. Sous l'influence du bolchévisme, le cc socialisme» est, de nos jours, couramment entendu comme une technique de développement accéléré à l'usage des pays que l'on appelle cc sous-développés», technique dont le 1nodèle éprouvé se trouverait en URSS : procéder à l'industrialisation d'un pays agricole arriéré par des méthodes étatiques plus rapides que celles de l'initiative capitaliste privée, telle est la nouvelle finalité dite cc socialiste ». Ne jouons pas sur les mots, bien que s'offre av~ntageusement la formule de cc capitalisme d'Etat» : ce qui reste, en un sens, <c socialiste », c'est l'étatisme économique, mais le but est celui-là même que Marx et Engels assignaient au capitalisme industriel des origines. Le capitalisme privé n'a jamais admis le principe de la démocratie économique (qui peut toutefois jusqu'à un point, dont on ignore les coordonnées, lui être imposée), mais il s'est accommodé de la démocratie politique, alternativement utilisée et supportée, rarement rejetée. Le nouveau <c socialisme» qui concentre la puissance économique et la puissance politique en se donnant un but archéo-capitaliste, ne peut supporter ni la démocratie politique ni la démocratie économique : s'il rejette l'une, il rejette l'autre nécessairement. Le caractère foncièrement antidémocratique de ce cc socialisme » ne saurait être considéré comme un accident : c'est une fonction de la nouvelle valeur prise par la variable-but, de la nouvelle conception de la finalité socialiste. Nous ne discutons pas ici les points d'histoire concernant la responsabilité personnelle de Lénine ou de Staline, où des deux à la fois dans ce changement, la part des circonstances et celle du choix. Il suffit que cela s'impose 1naintenant dans les faits avec toutes les conséquences qui en découlent: par exemple, la nouvelle merveille est proposée au.'C << nations prolétaires» plutôt qu'au prolétariat industriel des pays capitalistes. Il s'ensuit que la notion de cc socialisme» ne saurait maintenant conserver un sens univoque. AIM.é PATRI.

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