A. PATRI Nous n'arrivons pas encore au terme de nos interrogations, car il reste à montrer en quoi le dirigeant doit être nécessairement un «exploiteur». Veut-on dire par là qu'il tend toujours un peu à profiter de la situation pour parasiter, ce qui serait bien dans la nature humaine? Il est à gager que le docteur en marxisme haussera les épaules à ces pauvretés. Condamner le dirigeant parce qu'il prend trop, c'est revenir à la définition des classes par la hiérarchie des niveaux de consommation, preuve que l'on n'a rien compris. Mais qu'est-ce donc qu'un « exploiteur » ? Peut-être, au point de vue marxiste, faut-il renoncer à le savoir et considérer que le terme n'appartient qu'à la partie populaire ou exotérique de la doctrine. Il vaut mieux parler d'autre chose, par exemple, en un sens plus rigoureusement scientifique, de l'anarchie capitaliste. Anarchie capitaliste CE TERMEfameux nous offre l'occasion de rêver un peu, puisque nous apprenons que le patron, exotériquement un exploiteur, n'est ésotériquement qu'un anarchiste. L'anarchiste, au sens le plus simple, est celui qui récuse jusqu'au principe d'une direction de la société. Il peut sembler paradoxal de traiter d'anarchiste le patron capitaliste qui fait régner au sein de l'entreprise un strict principe d'autorité. Mais il se trouve que cet anarchiste autoritaire rejette toute autorité qui, s'exerçant ~ur l'entreprise, ne serait pa~ la sienne. Il s'ensuit que l'ensemble des entreprises est soustrait à toute direction; c'est à ce fait que l'on donne le nom d'anarchie capitaliste. Selon l'opinion commune, il existe des anarchistes de plusieurs sortes : des dangereux, des inoffensifs, voire des anarchistes d'utilité publique. Pour ne pas congédier le patron sans y mettre les formes scientifiques, il convient donc de démontrer que cet anarchiste est d'espèce danger;~se, gu'il menace jusqu'en son fondement prehistorique la société dont il prétend avoir collectivement la charge, en y exerçant la fonction de classe dirigeante. Grâce à la «dialectique», on établirait aisément que le patron, anarchiste autoritaire, se « co,n~re: dit » de part en part dans son essence, et qu ainsi il succombe. Mais, considérant une raison plus proche des faits, on observera cependant que la concurrence est la loi de l'anarchie capitaliste, et qu'à son tour elle se contredit en engendrant le monopole, par absorption des petites et moyennes entreprises dans les ~randes. Eu ég~rd au pr:oc~ssus, on fera valoir l'existence des crises periodiques de surproduction. Surproduction par rapport à la consommation solvable, ce qui sera l'occasion d'évoquer de nouveau le mystère de la plus-value pour éludder le fait que le producteur (salarié), étant normalement surproducteur, n'est pas en état de racheter sa propre production. La force de travail étant supposée rémunérée à sa juste valeur (d'échange), celle-ci est nécessairement inférieure à celle des produits supposés être Biblioteca Gino Bianco 111 eux-mêmes vendus à leur juste valeur. Le profit patronal n'ayant pas d'autre origine que ~a plusvalue, on établit enfin la baisse tendantielle du taux de profit moyen qui semble acheminer le régime vers une grandiose catastrophe finale. En effet, le taux de profit se mesure à la plus-value, celle-ci à la valeur, qui n'est autre que le travail humain, tandis que le progrès technique, luimême stimulé par la concurrence, fait sans cesse baisser la valeur unitaire des produits, donc !e taux de la plus-value et par suite celui du profit. Marx a-t-il démontré que le capitalisme privé s'achemine nécessairement vers une catastrophe finale, en vertu d'un automatisme qui lui serait propre? On sait qu'il n'y a pas de question plus controversée chez les économistes marxistes et que sur ce point s'opposent diamétralement les thèses de Tougan-Baranowsky et de Rosa Luxembourg, l'une aussi bien que l'autre rejeté~s par le bolchévisme orthodoxe : selon le premier, le capitalisme, malgré les crises, pourra~t se perpétuer indéfiniment en vase clos, tandis que pour R. Luxembourg il requiert des débouchés extérieurs qui auront nécessairement une fin. Il semble que les bolchéviks veuillent dire que le capitalisme ne s'écroulera pas de ._lui-~ê!ll~, mais sous la poussée de la classe ouvriere dirigee par le Parti, ce qui détruit l'automatisme. Nous n'avons pas à prendre parti dans ce débat, ces questions ayant été traitées par Lucien Laurat 8 • Remarquons simplement que, à supposer que Marx ait effectivement démontré l'écroulement nécessaire du capitalisme (ce qui paraît peu vraisemblable, eu égard à l'inachèvement du Capital et à l'obscurité de la question sous la forme qui nous est parvenue), cette démonstr~- tion resterait purement théorique; elle ne serait valable que dans l'hypothèse parfaitement irréelle d'un régime de concurrence pure, postulat de base de toutes les analyses de Marx. Or l'observation la plus élémentaire témoigne que non seulement le capitalisme n'a jamais été un régime de concurrence pure, mais encore que, tel qu'il se développe sous nos yeux, il l'est de moins en moins. Enfin la baisse tendantielle du taux de profit, selon M1rx lui-même, est parfaitement compatible avec une augmentation de la masse du profit (ce qu'on appell':! vulgairement « se rattraper sur la quantité»), et cela paraît suffire à donner vie et même prospérité au dit capitalisme, selon les observations de fait. A mesure qu'il vieillit, le capitalisme semble devenir de moins en moins anarchique, bien qu'il le soit toujours : d'importantes modifications doivent avoir eu lieu dans la structure de ce régime puisque aucune crise périodique de l'ampleur de celle de 1929 ne s'est prodwte. La sco- .lastique pseudo-marxiste, religion d'Ét~t du système soviétique, demeure cependant imperturbablement fidèle aux anciens schémas. 8. Cf. notamment : L' Accu11m/atio11 du capital d'apris Rosa Luxembourg (Marcel Rivière, 1930) et «Contribution à la théorie des crises 11, in Critique sociale, n° 7, janv. 1933.
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