Le Contrat Social - anno IV - n. 2 - marzo 1960

106 le fonds d'accumulation sans lequel son développement était impossible. Ces problèmes conservent aujourd'hui tout leur intérêt pour le monde occidental, où la coexistence d'un secteur public et d'un secteur privé est chose courante et - les faits le prouventdurable. Dans la Russie d'il y a trente-cinq ans, ils s'évanouirent à peine posés. Boukharine qui, chef de la Krasnaïa Professoura, suivait à l'époque avec intérêt et sympathie les recherches théoriques de ses jeunes «poulains», nourrissait moins d'illusions que ceux-ci. Conscient des faiblesses de la nep, il n'ignorait pas que l'industrie étatisée et le pays tout entier ne pourraient trouver l'indispensable fonds d'accumulation qu'en élargissant le secteur de la libre initiative, donc en premier lieu le secteur agricole. Vue sous cet angle, la contreverse de l'année 1926 entre Boukharine et Préobrajenski mérite d'être signalée plus particulièrement. En vertu même de leur formation marxiste, ils savaient l'un et l'autre que la Russie n'était pas mûre pour le socialisme, et ils avaient attendu, en vain, la «révolution mondiale » qui, en intégrant la Russie à un ensemble hautement industrialisé, lui aurait donné des possibilités socialistes 14 • Il fallait donc que la Russie s'en sortît par ses propres moyens. Tandis que Boukharine penchait pour un relâchement, évidemment pn1dent et limité, des contraintes étatiques pour ranimer la productivité défaillante, Préobrajenski proposa de trancher le nœud gordien en demandant à l'État dit prolétarien de se procurer les fonds nécessaires à l'industrialisation par le pillage sans merci de l'économie paysanne et par l'exploi14. Ils l'avaient d'ailleurs écrit en toutes lettres dans leur livre rédigé en commun, A.B.C. du communisme, pp. 159-60. 15. Après avoir développé ses idées dès 1924 dans le Viestnik kommounistitcheskoï akademii (n° 8), Préobrajenski en fit un livre : Novaïa Ekonomika, publié en 1926, contre lequel Boukharine engagea une vive polémique (Pravda du 12 déc. 1924 et n°8 148-152 de juil. 1926). - Les principales idées de Préobrajenski sont résumées en français dans I. Lapidus et K. Ostrovitianov : Précis d'économie politique, Paris 1929, pp. 444-48. En mentionnant dans notre dernier article ( Contrat social, sept. 1959, p. 307) Préobrajenski parmi les auteurs marxistes, nous avons suscité les objections d'un de nos lecteurs et amis, N. Valentinov, qui nous écrit : La théorie de Préobrajenski est fort connue. Il l'a exposée en 1923 dans un article qui plus tard, avec un autre article: « La loi de· la valeur dans l'économie soviétique», forma le livre Novaïa Ekonomika. Préobrajenski est l'auteur de la théorie de l' « accumulation socialiste primitive » qui, selon lui, doit s'accomplir par les méthodes de l'accumulation capitaliste primitive. La théorie de Préobrajenski fut adoptée par les trotskistes et ensuite par Staline,· elle a fourni ainsi· la justification de la collectivisation f otcée de l' agrfrulture et de l' extlcitation des paysans comme le moyen permettant de créer le plus rapidement possible la base du socialisme... Comme tous les trotS'kistes, Préobtajenski rejetait la nep ... Préobtajenski affirmait que la loi fondamentale de l' économi·e soviétique devait être (... ) le pillage par la violrnce des ressources se trouvant à l'extérieur de l' économi'e socialiste, c'est-à-dire dfS paysans et des autres petits producteuts. La théorie de Précbrojcnskt', que les communistes de droite - Boukharine, Rykov, Tcmski· et· autres - appelaient cc monstrueuse ))' « mortellement compromettante pour le socialisme », fut facilement adoptée par les trotskistes, plus spécialement par Piatakov, puisqu'elle permettait l'industrialisation forcée •.. BibliotecaGino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES tation intensifiée de la classe ouvrière. Se référant à Marx, qui avait appelé « accumulation capitaliste primitive » les méthodes de rapine par lesquelles le capitalisme adolescent s'était procuré les moyens nécessaires à son développement, Préobrajenski préconisa l' « accumulation socialiste primitive » : le « socialisme » au pouvoir devait - pour se livrer plus tard à l' « édification socialiste » - se substituer au capitalisme afin de créer d'abord les conditions d'une industrialisation plus poussée, sans lesquelles une économie collective était impossible 15 • * )1. )1. Le présent article est consacré tout particulièrement aux problèmes de la socialisation. Les textes des théoriciens marxistes cités se trouvent presque intégralement confirmés par l'expérience dans la mesure où ils indiquent ce qu'il convient de ne pas faire. Cependant, même là où leurs mises en garde furent assez largement respectées - nous avons rappelé que c'est le cas de l'Angleterre, - la socialisation se révéla sinon inopérante, du moins assez décevante. L'aspiration à la propriété collective serait-elle un leurre, la gestion collective serait-elle impossible au sens que lui donnaient ses premiers champions? La nationalisation est-elle la seule voie conduisant à ce qu'on appelle _.:_pour employer ce terme qui devient de plus en plus flou - le « socialisme » ? Pour répondre à ces questions, il faudra examiner de plus près l'œuvre théorique de Karl Renner. LUCIEN LAURAT. Je le répète : c'est sur la théorie de l'accumulation socialiste primitive de Préobrajenski que se fonde toute la théorie de la collectivisation forcée et de l'ultra-industrialisation. C'est cette théorie que Staline fit sienne en affirmant que lespaysans devaient payer un « tribut » au gouvernement prolétarien, qu'il fallait, pour construire le socialisme, recourir - selon l'expression de Boukharine - à l'« exploitatt'on militaire-féodale du village». Je ne puis absolument pas comprendre comment vous pouvez qualifier de « théorie marxiste véritable » l'exécrable théorie de Préobrajenski et l'associer à Boukharine qui, depuis 1924 et jusqu'à ses dernières forces, s'y était opposé. Notre réponse sera brève : nous sommes absolument d'accord avec M. Valentinov, sauf sur un point. Nous considérons que l'analyse de Préobrajenski est marxiste : elle part de cette constatation que la Russie de cette époque n'était pas mûre pour le socialisme et que les conditions d'une industrialisation étaient encore à créer. C'est ce point de départ qui est commun à Préobrajenski et à Boukharine ; ils l'avaient dit à l'unisson dans leur A. B. C. du communisme de 1919. Mais les deux se séparent dans les conclusions qu'ils tirent à partir de 1923-24 de cette constatatt'on iniüale.Tandis que Boukharine reconnaît qu'on est allé trop loin et qu'il faut reculer, en quoi il revient au marxisme, Préobrajenski veut brûler les étapes et charger un gouvernement << socialiste » de perpétrer les monstruosités dont s'est rendu coupable le capitalisme adolescent, abandonnant par là le marxisme pour tomber dans l'esclavagisme. Ce qu'il convient de retenir de l'œuvre de Préobrajenski, analyse marxiste par excellence, c'est l'aveu fait après coup par un marxiste de vieille formation que la Russie n'était pas mûre pour le socialisme et que, pour le devenir, elle devait accomplir au préalable son « accumulation primitive». Que Préobrajenski ait cru devoir en charger un gouvernement «socialiste» est évidemment monstrueux. Mais c'est l'aveu. qu'il importe d'enregistrer.

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