J. RUBHLE parcouraient le pays en montant des représentations dramatiques. Pendant la guerre civile, on compta 3.000 organisations théâtrales, et ce chiffre même est loin de refléter l'importance de l'activité théâtrale d'alors. Presque chaque usine, chaque organisation rurale du Parti, chaque unité de l'Armée rouge faisait du théâtre d'une façon ou d'une autre. Dans un pays où la population était largement analphabète, le spectacle donné dans un atelier d'usine, sous un hangar, sur une place de village, était l'instrument le plus efficace de la propagande. Il y avait les Revues rouges par les « blouses bleues » (ou brigades d'Agitprop ). Il y avait le Journal vivant, suite de scènes décrivant et commentant les derniers événements politiques. Il y avait les Tribunaux d'agitation qui, avec la participation des spectateurs, jugeaient et condamnaient les gardes-blancs, la Triple-Entente, les accapareurs ainsi que « l'analphabétisme », « la famine» et « les épidémies de typhoïde». Ce n'est qu'en fonction de cet essor du théâtre populaire, avec ses spectacles de masse, ses repr~- sentations d'amateurs, ses rassemblements d agitation et de propagande, qu'on peut comprendre le théâtre soviétique des années 20 - « Octobre au théâtre » 6 • Ce qui prit naissance avec une force élémentaire dans les réunions de masse gagna plus tard, sous un~ forme raffinée, . les théâtres de Moscou, de Petrograd et de Kiev. De nombreuses caractéristiques qui firent dans le monde entier la célébrité du théâtre soviétique d'alors avaient pour origine les conditions propres aux spectacles donnés dans les rues et les campagnes. L'autorité souveraine revenait au metteur en scène qui, comme un chef d'armée, devait décider de l'action et diriger la foule des participants. D'où la priorité de la mise en scène et de l'improvisation sur le texte de l'auteur, considéré comme un simple point de départ, comme la matière première du vér~- table travail et qui, de toute façon, se trouvait noyé dans le tumult_e général. On, ~'ava~t 9~e faire de la psychologie ou de la creat1on mdiv1duelle des personnages par les acteurs ; il fallait des formes d'expression propres à être entendues et vues à grande distance et que les _interprète~, pour la plupart des amateurs, pouvaient ~eterur sans entraînement préalable, autrement dit des mouvements de masse, des chœurs, des formules et symboles héroïques et satiriques. La frontière entre acteurs et spectateurs s'estompa; tous participaient à une action politique. Et le dép~ entre les diverses formes d'art s'effaça aussi : la comédie, la pantomime, la récitation, la danse, la musique, la peinture, l'acroba~ie et ~a bouffonnerie entraient tour à tour en Jeu, suivant les talents que comptait le groupe. 5. Le terme "Octobre au théâtre,, fut adopt~ à l'origine par Meyerhold et 1c1 coll~gucs pour d~signer le mouvement pour un thHtre r~olutionnaire ; dans un sens plus large, l'aprc11ion s'applique à toutes les tendances th~Atralesde l'~uc. Biblioteca Gino Bianco 99 Une explosion de liberté LE POSTE de directeur de la section théâtrale au commissariat du peuple à !'Instruction publique fut confié à Meyerhold. L'adhésion de celui-ci au Parti n'avait pas été un acte d'opportunisme ; sa vie durant et jusqu'à sa mort tragique pendant la Grande Purge, il ne fut pas un conformiste mais un homme de convictions honnêtes. S'étant maintes fois heurté à des obstacles matériels et intellectuels, il découvrit dans la révolution des possibilités de création insoupçonnées. Soudain toute la structure rigide des conventions et des barrières théâtrales était balayée; maître souverain d'un appareil théâtral moderne, obéissant à ses seules inspirations, il se trouvait maintenant devant un public ingénu, plein de gratitude pour toute manifestation culturelle qui lui était présentée. Le théâtre de la période postrévolutionnaire lui offrait un vaste champ d'expérience; en quelques années, il put introduire toutes sortes d'innovations qui ne furent réalisées par l'avant-garde dans d'autres pays qu'après des lustres de lutte contre les intérêts acquis et un public d'esprit conventionnel. Pour Meyerhold, la révolution devint une puissante vague libératrice ; rien d'étonnant à ce qu'il se soit senti pleinement en sympathie avec l'émancipation sociale des ouvriers et des paysans et qu'il ait lié son action à la leur. Il n'entendait pourtant pas grand-chose à l'idéologie bolchévique ; ce n'est pas la variante spécifiquement bolchévique de la révolution qu'il présentait sur scène, mais seulement la révolution en soila révolte des masses. Sous le coup de la révolution sociale, son principe du théâtre symbolique se modifia. Les éléments essentiels de son travail devinrent les suivantes : biomécanique, spectacle populaire, bouffonnerie, constructivisme du décor. La méthode biomécanique était destinée à obtenir les gestes les plus rationnels et les plus laconiques et à rendre des mouvements intérieurs par l'expression physique. Les émotions devaient être converties en formules, les sentiments individuels socialisés et standardisés pour un théâtre destiné aux expériences collectives et aux actions de masse. La bouffonnerie des farces jouées aux foires de village fut remise en honneur : elle était bien plus proche de la vie populaire que les arts du théâtre proprement dits, importés de l'Occident et destinés surtout aux classes possédantes. Le bouffon de cour, libre de dire la vérité au tsar en personne, était considéré comme une sorte de précurseur de la révolution. Le constructivisme enfin, qui abandonnait la scène à l'italienne avec ses rideaux et ses portants pour leur substituer plafonds mobiles, plaques tournantes, plates-formes montantes et descendantes, ascenseurs, escaliers roulants et grues, devait « recréer le théâtre à l'image de notre monde technique». Entre l'esthétisme pur du Théâtre de chambre de Taïrov et la révolution bolchévique les rapports
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