Le Contrat Social - anno IV - n. 2 - marzo 1960

P. BARTON A telles enseignes que Hannah Arendt conteste le caractère totalitaire de son régime : Le fascisme italien, malgré toute la propagande en faveur de l'État corporatif, consolida une fois de plus le système craquant des classes et empêcha la transformation de la population en société de masse 21 • Or, quelles que fussent ses intentions, Mussolini ne put s'arrêter à l'« allumage initial» : la vitalité de la société de classes ne se trouvait pas entamée par quelques éléments de trouble, mais bien par une désintégration des structures. Aussi les opérations d'assainissement de l'entreprise privée aboutirent-elles à la mainmise systématique de l'État sur l'économie nationale. Juan Peron est un autre chef qui fut amené malgré lui, par l'inertie de la société de classes en décomposition, à substituer l'appareil totalitaire à la classe dirigeante. Et en l'espèce, pour connaître les visées initiales du dictateur, on n'en est pas réduit aux hypothèses : l'homme qui s'impose contre la volonté des principaux représentants de la grande propriété foncière et du capital (manifeste de juin 1945), qui fit de l'achat et de la vente des produits agricoles un monopole d'État, qui nationalisa la Banque centrale, les chemins de fer et une importante partie des industries-clés, qui mit en œuvre la planification économique, la prévoyance sociale, le syndicalisme d'État, etc., avait débuté dans la vie politique comme membre de l'état-major du pronunciamiento de 1930, soutenu par les propriétaires terriens et la hiérarchie ecclésiastique ; et il avait pris part en 1943 à un nouveau putsch militaire qui déclencha aussitôt une offensive massive contre les syndicats ouvriers 22 • IL POURRAIT SEMBLER de prime abord que par société de classes en décomposition il faille entendre simplement la société bourgeoise ay~t dépassé son âge de maturité. Si cela était, notre thèse serait fausse : le totalitarisme s'est installé dans plus d'un pays retardataire, et, qui plus est, il est né en Russie où se combinaient certains éléments de l'industrie moderne avec l'amorphie des communautés «orientales». Or, si ladite décomposition peut passer pour un signe de sénilité (et encore avec de sérieuses réserves) dans les vieux pays industriels, où le corps social s'est constitué en structure de classes de façon organique, grâce à un lent développement porté par ses forces intrinsèques, il n'en va pas forcément de même en toutes circonstances. Plus l'entrée d'un pays dans la phase de production industrielle est tardive, plus son évolution sociale 21. Hannah Arendt : op. cit., p. 256. 22. Robert J. Alexander : Tht Ptron Bra, Londres 1952, pp. 4-5. Biblioteca Gino Bianco 81 tend à brûler les étapes et à procéder par bonds. Cette tendance se renforce à mesure que l'industrialisation est animée par des forces extérieures à la communauté : pouvoir dictatorial, capital étranger, etc. Il en résulte diverses anomalies de structure; dans des cas extrêmes, la société de classes peut présenter des stigmates de décomposition dès sa naissance. Prenons comme exemple la séparation de la classe ouvrière en ses éléments constitutifs, telle qu'elle est opérée par le système des usines géantes pratiquant la fabrication en grande série. Dans un pays comme l'Argentine, le prolétariat présentait ces caractéristiques depuis toujours. Il ne pouvait guère y avoir de liens organiques et d'action réciproque entre les ouvriers des chemins de fer sous propriété britannique et ceux des grandes exploitations agricoles dont ils transportaient les produits. Les premiers, pour la plupart des immigrés très avancés sur le plan social, politique et culturel, formaient de puissantes organisations syndicales, comme l'Union Ferrov,iaria (plus de cent mille adhérents) et La Fraternidad ; la grande majorité des seconds était analphabète, travaillait sous le régime du péonage et lors des élections se laissait mener aux urnes par leurs employeurs pour voter en masse pour le candidat conservateur. La grande crise économique, qui porta un coup d'arrêt à l'immigration et attira vers les villes un flot de prolétaires ruraux incultes, aggrava la situation au point de faire des salariés une proie facile du pseudo-syndicalisme totalitaire. Il est cependant fort exagéré de voir là l'origine de la désintégration 23 • Le cas le plus caractéristique est naturellement la société russe prérévolutionnaire. On y trouve, côte à côte : une foule de petites industries artisanales éparpillées à travers les vastes campagnes et inextricablement entrelacées avec l'agriculture ; les marchands cc nomades » ; une grande industrie hautement concentrée (les entreprises de plus de mille ouvriers employaient déjà les deux tiers de la main-d'œuvre industrielle en 1879 et leur part monta à plus des trois quarts en 1902 24 ) alimentée surtout par des capitaux étrangers, par des crédits bancaires soumis au contrôle du fisc à travers la Banque centrale, et par des commandes d'État à des prix en général supérieurs à ceux du marché 25 • Dans ces conditions, les entrepreneurs industriels se trouvaient séparés par un gouffre des ouvriers et des P.aysans, et ils gravitaient autour de l'appareil d'Etat. De leur côté, les ouvriers qui ne parvenaient pas à rompre leurs attaches rurales (laissant leur famille à la campagne, rentrant au village en cas de dépression économique 23. Ibid., pp. 6-u. 24. Bertrand Gille : Histoire tconomique et sociale de la Rustit, Paris 1949, p. 197. 25. Peter I. Lyshchcnko : History of th• National Economy of Russia, trad. angl., New York 1949, pp. 701,706 et 649-50.

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