80 nazi les mêmes conditions favorables que l'absence de toute structure sociale dans l'énorme population rurale russe ( ...) pour le renversement du gouvernement Kerenski par les bolchéviks 1 7 • Reste d'ailleurs à savoir si la victoire bolchévique peut s'expliquer par la relative amorphie sociale du paysannat russe. Quant à la comparaison entre celui-ci et la société allemande aux alentours de 1930, elle est très sujette à caution. La thèse suivant laquelle le régime totalitaire est issu de la ruine de la société de classes est visiblement erronée dans sa forme absolue. Quelle que soit la durée de son règne, le totalitarisme ne parvient jamais à dissoudre les classes sociales en une masse informe et entièrement malléable. Témoin la nécessité où il se trouve de changer sans cesse de biais, cherchant tantôt à uniformiser les conditions pour tout le monde, tantôt à les hiérarchiser, tantôt à ordonner toute la communauté suivant un schéma corporatiste (les diverses variétés du totalitarisme accusent à ce propos, malgré les différences de doctrine, des coïncidences étonnantes 18 ). Et si le totalitarisme au pouvoir ne réussit pas à faire disparaître les classes sociales, à plus forte raison ne saurait-on affirmer que le corps social qui enfante de tels mouvements n'est plus une société de classes. Toutefois, la thèse est juste dans un sens relatif: le totalitarisme surgit dans une société de classes en décomposition. Décomposition qui se manifeste non seulement dans la structure interne de chaque classe, mais dans les rapports entre classes, par l'effacement de leurs traits distinctifs, la rupture des liens et la prolifération de catégories diffuses. La bourgeoisie est profondément marquée par la double tendance - contradictoire en même temps que complémentaire - à la dispersion de la propriété des capitaux et à la centralisation de leur emploi. Cette évolution sape son dynamisme d'antan en lui enlevant de plus en plus la direction des affaires, qui passe aux mains d'une oligarchie d'entrepreneurs non possédants, et en étouffant la concurrence classique. Du même coup, les classes rurales ne peuvent plus obtenir de l'industrie, pour les matières premières, des prix assurant la rentabilité de l'entreprise agricole; aussi sont-elles obligées de s'en remettre à la politique fiscale et à l'intervention dirigiste des pouvoirs publics. · La force d'intégration que représentait jadis l'usine pour la classe ouvrière fléchit avec l'apparition des entreprises géantes : les travailleurs se sentent perdus dans un organisme dont ils ne comprennent plus le fonctionnement. La besogne est de plus en plus dépouillée de ses fonctions intellectuelles : la structure articulée du personnel 17. Hannah Arendt : Elernente und Urspruenge totaler Herrschaft, Francfort 1955, p. 499. r8. Cf. Michel Collinet : Du bolchévùme, Paris 1957, pp. 247-58. BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL ouvrier, caractérisée par l'initiative des ouvriers dans le travail commun, se désintègre en faveur d'une juxtaposition des équipes spécialisées. La qualification professionnelle cède la place à une culture technique générale qui, au lieu d'appartenir en propre à la classe ouvrière, est accessible à tous. La désintégration de la propriété privée enlève aux rapports entre capital et salariat leur forme juridique positive, tout en laissant subsister le rapport négatif qu'est la séparation de l'ouvrier et des moyens de production. Mais, simultanément, ce rapport est escamoté par l'hypertrophie des couches moyennes salariées, qui sont un prolongement de l'oligarchie gestionnaire plutôt qu'une classe. La perte de dynamisme intrinsèque que le corps social subit sous l'effet de ces processus est très bien illustrée par la tragique expérience des économistes libéraux allemands qui, afin de sauver l'économie bourgeoise des ravages causés par la grande crise de 1929, mirent au point les méthodes qui allaient permettre au nationalsocialisme de la mettre à bas. Le professeur Ropke qui occupait parmi ces économistes une place de choix, a raconté plus tard comment les choses s'étaient passées. Se combinant avecune foule d'éléments de structure générateurs de convulsions, la crise cyclique, « bien loin de préparer ellemême sa disparition, ne cessait de dégager de nouvelles perturbations». De « processus d'adaptation et de rétablissement de l'équilibre rompu par la précédente conjoncture», elle se transforma en marasme permanent. Il s'agissait dès lors de rétablir le mécanisme d'investissement privé par un « choc impulsif d'investissements publics». Lorsque l'idée essentielle de cette politique apparut clairement, écrit W. Ropke, « tout de suite ~ous convînmes que nous étions en train de manier de la dynamite et qu'il ne faudrait point qu'elle tombât en de mauvaises mains. Vain espoir.» En effet, les « bonnes mains» de la société de classes en décomposition - en l'occurrence le ministère Brüning - n'osaient pas user de cet instrument; ce fut le régime totalitaire qui s'en empara, non pour faire servir les investissements publics à l' « allumage initial» de l'initiative privée, 1nais bien pour étouffer celle-ci 19 • ·· -- L'aventure de Mussolini, quoique d'un autre ordre, est tout aussi instructive. Sa conduite. à la veille..et au lendemain de sa victoire donne à penser que le fascisme n'était pour lui qu'un moyen démagogique destiné à lui frayer la voie du pouvoir ; il entendait probablement exercer celui-ci dans un sens simplement conservateur en limitant les interventions de l'État dans les affaires économiques et sociales au rétablissement de la libérté de manœuvre pour la bourgeoisie 20 • 19. Wilhelm Rôpke : Civitas humana, 2e éd., Paris 1946, pp. 324-28. 20. Cf. Ignazio Silone : Der Fascismus. Seine Entstehung und seine Entwicklung, Zurich 1934, pp. 167-73. ·
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