78 tions sociales» 3 • Dans l'Empire inca, les routes et ponts suspendus, construits avec d'énormes moyens matériels et humains, ne servirent selon toute apparence qu'aux fonctionnaires en mission officielle 4 • Les villes elles-mêmes n'ont guère de communications entre elles. Dans la vieille Russie, la recherche des voleurs n'était pas poursuivie au-delà des limites du marché local, tant il était improbable que le bien volé fût vendu sur le marché d'une autre commune 5 • Dans d'autres cas, c'est la différenciation des fonctions, condition première de toute cristallisation des classes, qui fait défaut. Lorsque les grands manufacturiers anglais constatèrent, il y a quelque cent ans, qu'ils étaient incapables de concurrencer sur le marché chinois des tissus produits dans le pays même, ils avaient affaire à des cotonnades fabriquées entièrement par des paysans pendant la saison cc creuse », après la moisson 6 • Fait caractéristique, l'instauration du despotisme en Russie fut précédée par une destruction des ébauches de la division du travail entre agriculture et industrie. En effet, l'invasion mongole exerça des effets désastreux sur les villes russes. D'abord, de 1237 à 1240, elles subirent des destructions effroyables. Ensuite, leur vie économique fut paralysée par la réquisition des artisans pour le service des khans. La production industrielle .s'en trouva entièrement disloquée pour environ cent ans, à la seule exception de Novgorod où la dépression fut surmontée au bout d'un demi-siècle. Aussi les villages devaient-ils pourvoir eux-mêmes à leurs besoins en articles manufacturés 7 • L'artisanat, en Russie, ne parvint pas à se dégager de l'agriculture et conserva le caractère de petites industries locales ( koustari) . Les villes russes du temps de jadis étaient des centres commerciaux, administratifs, militaires, des résidences de propriétaires nobles, par conséquent des centres de consommation et non de production 8 • La faible différenciation a pour corollaire une hypertrophie de certaines fonctions secondaires : fabrication d'objets de luxe, négoce, etc., et ceux qui les exercent se trouvent de ce fait détachés de la communauté, de la production. C'est ainsi qu'après la ruine des industries urbaines russes, princes, monastères et boyards cherchèrent à s'assurer les services des rares artisans disponibles. Au lieu d'approvisionner le marché, 3. K. Marx et F. Engels : Ausgewaehlte Schriften, t. I, Berlin 1953, p. 324. 4. Rafael Karsten : La Civilisation de l'Empire inca. Un État totalitaire du passé, trad. fr., Paris 1957, p. 88. 5. Josef Kulischer : Russische Wirtschaftsgeschichte, t. I, Iéna 1925, pp. 103-05. 6. Marx on China. 1853-1860. Articles /rom the New York Dai/y Tribune, Londres 1951, pp. 90-91. 7. George Vemadsky : The Mongols and Russia, New Haven 1953, pp. 338-40. 8. L. Trotski : Histoire de la révolution russe, trad. fr., t. I, 1933, p. 23. BibHotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL ceux-ci continuèrent à travailler pour le palais princier, lors même que le manoir se transforma en ville 9 • Dans le Mexique des Aztèques, où les paysans produisaient eux-mêmes leurs outils, ustensiles et vêtements, certains potiers, joailliers, tisserands de luxe, etc., parvinrent à se libérer du travail agricole, pourtant obligatoire pour tous les membres de la tribu. De même, la symbiose de l'agriculture et de l'industrie et l'absence de communications suivies entre communes . firent apparaître de grands marchands, les pochteca, qui, parcourant le pays, assuraient le troc des produits des industries locales. Ils furent autorisés à donner à louage les lopins qu'ils recevaient de la commune comme tout le monde et à acquitter leurs redevances sous forme de taxes, au lieu de corvées 10 • L'acquisition des terres étant strictement réglementée, les pochte.ca ne pouvaient évidemment pas investir leurs richesses dans l'agriculture; donc, en affermant leurs lopins, ils sortaient du processus de production. On sait également que l'éparpillement des petites industries locales en Russie donna un grand essor au commerce. Là encore il s'agissait de marchands cc nomades » parfaitement étrangers à la production elle-même : Notre classe capitaliste traditionnelle, la corporation des marchands, ne manifestait aucune envie de s'emparer de la production. Le négociant préférait dominer le marché, acheter les produits du travail du petit producteur et maintenir ce dernier dans une dépendance totale sans le transformer en salarié. Cette particularité ( ...) a trouvé son expression frappante dans le fait qu'au cours des xv1e et xvne siècles les marchands de Moscou intervenaient constamment en faveur de la plus grande liberté possible d'importation de marchandises étrangères 11 • Dans d'autres cas, l'impossibilité pour les activités commerciales de s'intégrer dans la production est due au fait qu'elles sont exercées, à titre subsidiaire, par une catégorie sociale dont l'intérêt principal est ailleurs. Il en fut ainsi des échanges de la vieille Russie avec Byzance, effectués par les ducs et les guerriers de leur suite 12 • En fin de compte, il faut mentionner drs formes de propriété qui ne sont pas constitutives de classes sociales, puisqu'elles ne résultent pas des modes de production mais se greffent sur ceux-ci comme des éléments étrangers plus ou moins parasitaires. Dans les civilisations hydrauliques, la petite ferme familiale pratiquant une exploi9. G. Vernadsky : op. cit., pp. 340-41. 10. George C. Vaillant : The Azteks of Mexico. Origin, Rise and Fall of the Aztec Nation, 2e éd., Harmondswoth 1950, pp. 122-23 et 131-32; Karl A. Wittfogel: Oriental Despotism. A Comparative Study of Total Power, New Haven 1957, pp. 258-59 et 285-86. 1 I. M. Tugan-Baranowsky : Geschichte der russischen Fabrik, Weimar 1898-1900, p. 10. Le terme «capitaliste» est de toute évidence employé ici de façon purement métaphorique. 12. J. Kulischer : op. cit., pp. 112-13.
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