Le Contrat Social - anno IV - n. 2 - marzo 1960

76 soutien de la bourgeoisie. Parmi les membres inscrits ne figure aucune personnalité du monde industriel et financier. Aux Cadets, industriels et banquiers préfèrent les conservateurs octobristes et, sur les questions décisives, ils soutiennent contre les libéraux le trône et la bureaucratie. Quant à la petite bourgeoisie, son antisémitisme l'empêche de faire cause commune avec les libéraux et elle préfère rejoindre les ultra-réactionnaires Cent-Noirs. Que reste-t-il au libéralisme russe comme base économico-sociale possible ? Seulement le paysannat. Quelques cercles libertaires en Russie, notamment les socialistes-révolutionnaires, mettent beaucoup d'espoir dans la naissance d'une démocratie russe fondée sur des institutions paysannes telles que la commune. Pure illusion, estime Weber, convaincu qu'un tel « populisme romantique » serait, avec le temps, miné par les forces capitalistes et finirait par laisser le champ libre au marxisme 26 • Les paysans, selon Weber, ont fait obstacle au développement du libéralisme russe plutôt qu'ils ne l'ont aidé: ils l'ont placé devant un problème économique infiniment complexe dont la solution exige un bouleversement de l'ordre social tout entier. Les paysans sont foncièrement antiparlementaires ; ils veulent traiter directement avec le tsar et réclament la confiscation des terres. Or les libéraux se doivent, bon gré mal gré, de soutenir cette revendication pour être conséquents avec leurs propres principes égalitaires, malgré le caractère fondamentalement anarchique et rétrograde d'un tel programme. En fait, Weber ne voit aucune issue démocratique aux problèmes agraires russes : « Il n'y a pas lieu d'envier la tâche du parti qui voudra entreprendre cette réforme [agraire] par la voie légale 27 • » Les paysans russes ne voudront probablement pas s'allier aux nobles pour constituer un front antilibéral comme cela s'est fait en Allemagne; mais il est certain qu'ils ne collaboreront pas davantage avec les libéraux. Le fossé entre les libéraux et les classes économiquement influentes de la société - autrement dit, l'absence de toute base économico-sociale - est le point faible qui risque de condamner à l'échec l'ensemble du mouvement libéral en Russie. Weber met vivement en garde contre l'optimisme qui incite nombre de Russes à croire que, malgré les difficultés rencontrées chez eux, le triomphe ultime de la démocratie est garanti par la seule force du progrès historique. L'extension de la culture occidentale et de l'économie capitaliste ne garantissent pas ipso facto à la Russie la conquête des libertés qui ont accompagné leur épanouissement en Occident. En premier lieu, la liberté européenne est née de circonstances uniques, et qui peut-être jamais ne se reproduiront, en un temps où les conditions intellectuelles et matérielles étaient exceptionnellement favorables. C'était une période de 26. Ibid., p. 346. 27. Ibid., p. 335. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL pleine adhésion aux principes de l'autorité divine et de l'harmonie des intérêts humains, minés depuis par la philosophie des Lumières et par le capitalisme; une époque d'expansion au-delà des mers, de possibilités infinies pour l'entreprise capitaliste. « Ces phases de développement ne peuvent se retrouver dans la Russie d'aujourd'hui, ne serait-ce que pour des raisons "idéales" : l'individualisme spécifiquement bourgeois est déjà en voie de disparition chez les gens instruits et les possédants, et ce n'est certainement pas dans la petite bourgeoisie qu'il saura s'affirmer 28 • » En second lieu, c'est une erreur de prêter au capitalisme avancé du monde moderne, tel qu'il fonctionne en Occident, des affinités avec la démocratie et la liberté. Il s'agit au contraire de se demander comment il est possible à la longue demaintenir en régime capitaliste démocratie et liberté 29 • Pessimiste dans l'ensemble sur l'avenir du libéralisme en Russie, Weber ne mésestime pas entièrement ses réalisations. Le libéralisme zemstvo est pour lui un « mouvement admirable » ; comparant son rôle à celui du Parlement de Francfort, il y voit une manifestation du « pur » libéralisme. Les zemstvos pourraient servir utilement la démocratie en se consacrant à la diffusion, dans toutes les couches de la société russe, de l'idée des droits inaliénables de la personne humaine, afin de contrecarrer l'influence néfaste et du bureaucratisme et du jacobinisme. (Par jacobinisme, Weber entend vraisemblablement le léninisme, auquel il fait allusion dans une note, en parlant de la tendance « jacobine » au sein de la social-démocratie russe 30 .) Dans les conditions modernes, c'est là une tâche essentielle. Face à toutes les formes sociales qui conspirent contre la liberté humaine, le désir d'être libre est la dernière arme qui reste à l'homme : la démocratie et la liberté sont possibles seulement « lorsque derrière elles se dresse résolument la volonté constante d'une nation qui refuse d'être gouvernée comme un troupeau de moutons » 31 • Les sacrifices de la révolution n'ont pas été, non plus, faits en vain. Certes, la monarchie a survécu au soulèvement, elle a conservé l'appui de l'armée, de la bureaucratie centrale et de quelques-unes des classes influentes ; à vrai dire, Weber est convaineu que « seule une guerre européenne malheureuse brisera définitivement l'autocratie » 32 • L'échec des forces démocratiques est non moins patent : la Russie est désormais soumise à un régime où la bureaucratie pourra exercer sa domination sous le couvert d'un système pseudoconstitutionnel. Mais, à la longue, un tel système ne saurait durer et le pays peut s'attendre à une suite ininterrompue de bouleversements sociaux 33 • , (Fin au prochainnuméro) RICHARD PIPES. 28. Ibid., p. 280. 30. Ibid., p. 281, n. 32. Ibid., p. 338, n. 29. Ibid., p. 347. 31. Ibid., pp. 347-48. 33. Ibid., p. 353.

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